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Vive Fréron! Vive Dupierreux!

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2024 7 août 2015

Le nom de Fréron serait oublié si, fouillant dans sa mémoire, on ne trouvait la fameuse épigramme de Voltaire qui nous a fait sourire au temps du collège ou du gymnase:

L’autre jour au fond d’un vallon,

Un serpent piqua Jean Fréron;

Que croyez-vous qu’il arriva?

Ce fut le serpent qui creva.

Qui sait mettre les rieurs de son côté a gagné la partie, et le sort de Fréron est scellé pour les générations futures: peut-on douter, après tant d’esprit, que ce fut un imbécile – assez audacieux toutefois pour s’afficher en adversaire de Voltaire? Pauvre Fréron, resté célèbre par quatre lignes qui ne sont même pas de lui.

Si l’on fouille dans les écrits de Voltaire, on s’aperçoit que ce quatrain n’est que la partie la plus spirituelle d’une haine tenace qui s’exprimait surtout par l’injure: crapaud, faquin, giton, vermisseau, ivrogne, tels sont les termes qui viennent régulièrement sous la plume d’un Voltaire qui en a fait un personnage odieux jusque dans une de ses comédies, L’Ecossaise. Dans un long et médiocre poème, il déverse ses calomnies. En voici une:

L’autre jour un gros ex-jésuite,

Dans le grenier d’une maison,

Rencontra fille très-instruite

Avec un beau petit garçon.

Le bouc s’empara du giton.

On le découvre, il prend la fuite.

Tout le quartier à sa poursuite

Criait: «Fréron, Fréron, Fréron. »

On reste confondu par ces insinuations, ces grossièretés, de la part d’un écrivain abondamment loué pour la grâce de son style (la langue de Voltaire!) et sa proverbiale «tolérance». Le fait est qu’il fut aussi méchant homme que brillant écrivain, et la persécution systématique contre Fréron s’inscrit dans sa volonté rageuse d’écraser tous ses ennemis. La fameuse formule qui résume le prétendu humanisme de Voltaire, je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire, est apocryphe, surtout concernant Fréron; il ne l’a jamais écrite, et probablement jamais dite. Elle lui est généreusement attribuée par une biographe anglaise, Evelyn Beatrice Hall, dans son étude de 1906, The Friends of Voltaire : «I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it.»

Elie-Catherine Fréron (1718-1776) était un journaliste catholique et monarchiste, ami du roi Stanislas de Lorraine, fondateur et principal rédacteur d’un périodique, l’Année littéraire qui parut de 1754 à 1790. Le journal connut le succès dans l’Europe entière et combattit courageusement le parti des Encyclopédistes. Las, ceux-ci, forts de leurs appuis politiques et académiques, réussirent à faire embastiller deux fois Fréron. D’Alembert manœuvra pour faire retirer le privilège royal à l’Année littéraire que Louis XVI, bien avisé s’empressa de rétablir. Trop tard, Fréron venait de mourir.

Sauf à se lancer dans de longues recherches, il est difficile de se faire une opinion documentée sur le talent de Fréron, mais on peut accorder sa confiance à Pierre Gaxotte qui a lu la quasi intégralité de la revue jusqu’en 1776 – ce qui représente quelque soixante-six mille pages in-12! Il conclut: «Je ne crois pas être induit en erreur par quelque partialité pour Fréron ou les idées qu’il représente, mais la lecture attentive de l’Année littéraire, mise en regard d’un fort grand nombre de journaux du temps que j’ai examinés d’autre part, m’a permis de conclure que, parmi les journaux littéraires qui ont précédé nos modernes revues, celui-là est le plus intéressant, le mieux fait et, somme toute, le plus équitable.»

* * *

Tout comme Fréron dont les dizaines de milliers de pages ont été carambolées par quatre vers de son ennemi juré, la gloire posthume de Richard Dupierreux, citrique d’art au journal Le Soir, tient à un billet bâclé par René Magritte. Il n’est pas difficile de trouver sur internet le fac-simile de ce document à l’orthographe incertaine: n’importe quel moteur de recherche associera automatiquement Dupierreux à Magritte.

Cher Monsieur Dupierreux,

La bêtise est un spectacle fort affligeant mais la colère d’un imbécile a quelque chose de réconfortant. Aussi je tiens à vous remercier pour les quelques lignes que vous avez consacrées à mon exposition.

Tout le monde m’assure que vous n’êtes qu’une vieille pompe à merde et que vous ne méritez pas la moindre attention. Il va sans dire que je n’en crois rien et vous prie de croire cher monsieur Dupierreux en mes sentiments les meilleurs.

Magritte

Passé la jubilation qu’on éprouve à la lecture d’une lettre d’insultes aussi bien troussée – celle qu’on aimerait avoir écrite à son pire ennemi –, et la tentation de ranger Richard Dupierreux parmi les crétins qui ne comprennent rien à l’art de leur temps, voyons l’article qui lui vaut l’ire du maître:

[Le] métier [de Magritte], froid, impersonnel, académique, en font un des «pompiers» du surréalisme. Une figure d’homme, dont le nez se termine en pipe, est pour la Lampe philosophique ; une tranche de jambon au milieu de laquelle un œil nous regarde, et c’est le Portrait ; un œuf cuit dur, coupé en deux, sur une étagère bleue, devant un ciel noir, signifie le Feu souterrain. Ainsi, une série d’inventions laborieuses, prétentieuses, enfantines, font appel à une curiosité maladive.

Presque huitante ans plus tard, les querelles à propos du surréalisme sont éteintes, et il n’est pas déraisonnable de partager pour l’essentiel l’analyse de Dupierreux, toujours pertinente.

Pourquoi les Fréron et les Dupierreux perdent-ils systématiquement contre leurs adversaires? Pourquoi sont-ils réduits au rôle de faire-valoir de célébrités qu’ils ont eu l’imprudence de contester? Leur intelligence, leur raison, leur bon sens, soutenus par des tonnes d’arguments, n’y feront rien: ils n’étaient pas dans l’air du temps. Les Encyclopédistes, avec leur puissante machine à détruire, l’ont emporté dans l’opinion publique et dans la réalité: la Révolution a gagné, qui sert toujours d’étalon or à l’actuelle république. Le propre fils de Fréron, Louis Marie Stanislas, conventionnel régicide, s’illustrera après la prise de Toulon à la fin de 1793. Envoyé avec Barras à titre de proconsul, il réprime sauvagement l’insurrection fédéraliste, et acquiert le titre de «missionnaire de la Terreur»: «Nous avons requis douze mille maçons pour raser la ville. Tous les jours, depuis notre entrée, il y a deux cents Toulonnais de fusillés. Il y en a déjà huit cent de fusillés, la mortalité est parmi les amis de Louis XVII, et sans la crainte de faire périr d’innocentes victimes, telles que les patriotes détenus, tout était passé au fil de l’épée.» Ainsi s’achève le Siècle des Lumières.

Quant à Dupierreux, estimable journaliste wallon, il a cru faire honnêtement le compte rendu d’une exposition. En réalité, il attaquait la très puissante secte des surréalistes. Aujourd’hui encore il est aventureux de dire que Magritte est un peintre à la technique moyenne, qui doit son succès à l’application singulière qu’il a faite de son talent. Que resterait-il de la fameuse pipe s’il l’avait sous-titrée «ceci est une pipe»?

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