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Pour les 150 ans de la conquête du Cervin - un texte de Paul Budry

Paul BudryLa page littéraire
La Nation n° 2024 7 août 2015

Si le Cervin était carré, il est douteux que ce petit livre eût vu le jour. Le destin des choses est écrit dans leur forme. Le récif léonin qui se dresse là-haut dans le tohu-bohu d’une mer congelée tient à l’esprit un langage si urgent et si insolite qu’à peine découvert les hommes n’ont plus cessé d’accourir à ses pieds, comme on allait au Sphinx, pour s’agiter autour de ses confus oracles.

Quand M. Paul de Chastonay proclame que «les penseurs du Cervin sont des penseurs d’éternité», le vague même de sa proposition rend compte excellemment du ravissant malaise où vous plonge la rencontre du monstre. Il est effroyablement vivant dans l’espace. Rien de commun entre lui et la galerie de cimes baroques qui l’environnent. Il est d’une autre essence.

Dans la masse des brillants décombres plastronnés de glaciers en lambeaux qui nimbent le calice de Zermatt, il est seul à ne point rappeler la ruine du monde, la descente des temps. Il marche à contre-fil de l’éphémère. Il est celui qui monte, il est de l’ordre violent des commencements.

On dirait que ses racines plongent en une autre durée que la nôtre. Entre nous, il fait un peu sourire du postulat des géologues, qui fait des Alpes, sans exception, un agrégat pierreux définitivement revenu des joyeux barattements de l’An Zéro, comme un cirque cosmique en liquidation. Le Cervin, lui, continue.

Il semble que Ruskin aussi, quand il promenait sa loupe sur le monstre pour en fixer scientifiquement la texture plastique, ait passé à côté du caractère suprême: c’est qu’au Cervin toutes les masses et les lignes, les arcs, les axes, les arrêts, les reprises, tout exprime rigoureusement la passion ascendante, la fureur de se hausser, le dynamisme du grandir. C’est une géométrie, mais une géométrie en transe. Quand le cylindre devient vivant, cela donne un bras ou une branche; quand une pyramide se met à respirer, cela donne le Cervin.

Le Cervin n’est pas quelque chose, c’est quelqu’un.

[…]

Figurons-nous la scène finale de la première du Cervin: quatre compagnons de Whymper viennent de rouler dans l’abîme. Ils restent trois, lui, deux guides, les nerfs rompus, l’âme hagarde, la corde là, coupée comme au couteau. La nuit s’abaisse sur un ciel de massacre. Soudain là, vers l’ouest, le soleil couchant suscite un mirage inouï; sur le fond rougeoyant un doigt d’ombre trace trois croix, serrées comme dans une boucle de corde. Et dans cette minute, sous cette horrible apothéose, la voix de Taugwalder s’élève: «Dites, Mister Whymper, vous direz bien qu’“ils” ne nous ont pas payés, ça nous amènera des clients l’été prochain!», Shakespeare lui-même n’est-il dépassé?

L’épouvante dans la féerie: Whymper et les Anglais avaient enfin découvert le vrai style de Zermatt.

 

(Extrait de «Le chemin de Zermatt», ?'uvres, tome III, CRV, pp. 261- 262 et 264.) 

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