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† Jean-Jacques Rapin

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2025 21 août 2015

Homme de passion et d’action, homme de commandement et de service, Jean-Jacques Rapin a montré tout au long de sa vie ce qu’on peut obtenir du Vaudois quand on lui donne à la fois le sentiment de sa propre valeur, une définition claire de sa tâche et une discipline qui le sorte de son vague à l’âme.

Cette discipline, il se l’imposait à lui-même. Récemment encore, notre rédacteur en chef l’appelle un dimanche soir pour lui demander un article: «Le délai pour la prochaine Nation est demain, mais prenez votre temps et attendez la suivante…» Réponse: «Ce sont des choses qui n’attendent pas. Comme je dois partir demain, je l’écrirai cette nuit.»

Jean-Jacques Rapin voyait dans chacun de ses interlocuteurs l’acteur indispensable de l’une ou l’autre grande œuvre, musicale, éditoriale, politique. Sa tâche à lui, chef d’orchestre, chef d’état-major, n’était que de transmettre des ordres venant de plus haut, faisant bien comprendre, l’index en avant1, que celui qui les recevait était le seul à pouvoir les exécuter.

Si la personne était à la hauteur de son rôle, il se fendait d’un compliment vigoureux – il avait la main aussi lourde dans l’éloge que dans le blâme –, lequel laissait toutefois entendre que la tâche était loin d’être finie. On éprouvait alors le sentiment du grognard dont, en bon général, il pinçait l’oreille juste avant le prochain assaut.

Heureux celui, écrivain, compositeur, interprète, journaliste, étudiant étranger sans le sou, en qui Jean-Jacques Rapin discernait une personne à encourager, une carrière à soutenir, un ouvrage à éditer! Il déclenchait instantanément un feu roulant de sollicitations comminatoires auprès des innombrables associations, institutions, fondations ou simples particuliers qu’il connaissait.

Comme tout vrai chef militaire, il se souciait beaucoup d’être juste et peu d’être aimé. Une de ses anciennes élèves de l’Ecole normale déclarait: «Je ne l’aimais pas beaucoup, il me faisait un peu peur, mais j’en garde un très bon souvenir.» Elle ajoutait: «Il a toujours réussi à pousser chacun de ses élèves au maximum de ses capacités.» Que demander de plus à un enseignant?

A la fin de leur dernière heure de classe, il leur confessa toutefois ne jamais se rendre aux cours sans quelque crainte. Même lui n’était donc pas tout à fait d’un seul tenant. Quelques proches ont d’ailleurs eu l’occasion de voir derrière le blindage. Un de ses collègues du Conservatoire me parlait même avec chaleur de sa grande compréhension pour les personnes en situation difficile.

Son absence extraordinaire de doute arrachait souvent des petits sourires supérieurs aux moralistes fatigués pour qui la culture culmine dans un scepticisme distingué et qui voient une marque d’orgueil dans toute certitude. Mais sa culture à lui culminait dans ses rencontres flamboyantes avec les personnes et les œuvres. Et ses certitudes, expression d’une confiance sans arrière-pensée, n’enfermaient pas, elles désignaient l’évidence du sommet, et au-delà du sommet.

Avec Etienne Bettens et Jacques Pasche, deux autres acteurs majeurs de la vie musicale vaudoise, il décida de faire interpréter la cantate de Bach Erschallet ihr Lieder par un chœur et un orchestre composés d’élèves et de maîtres du Collège de Béthusy, renforcés par quelques professionnels. Pour être honnête, je me rappelle surtout, de cette lointaine épopée, les rugissements pédagogiques de Bettens, qui nous faisaient apparaître Rapin comme un modéré et le directeur Michaud comme un mou. J’ai aussi le souvenir très confus d’un trompettiste professionnel que Rapin avait viré pour insuffisance dans les notes hautes et qu’on avait dû remplacer d’urgence par un meilleur. Il tira de cette aventure une apostrophe inusitée à l’adresse de ceux qui chantaient faux: «Ne faites pas les trompettistes!»

Refondant le Conservatoire, il exigea un nombre extravagant de Steinway, jugeant que les futurs musiciens devaient se trouver dans un bain de beauté dès le début de leur carrière. L’argument convainquit les uns, le ton militaire fit taire les autres et, lors du vote positif du Grand Conseil, les trompettes qu’il avait fait, paraît- il, dissimuler dans les rangs saluèrent avec éclat une décision qui était à l’honneur de tout le pays.

En 1982, il demanda un rendez-vous à Philippe Hubler, alors directeur du Centre Patronal: «J’organise un concert à la mémoire de Marcel Regamey. J’ai besoin de telle somme.» Inutile de préciser qu’il ne demandait aucun cachet pour lui-même. Hubler, autre dur à cuire, répondit immédiatement: «D’accord!» La chose ainsi réglée en deux minutes, on parla d’autre chose.

Le concert fut donné le 27 février 1983 en l’église Saint-Etienne de Moudon. Après l’Aria extrait de la suite d’orchestre en ré de Bach, il donna, de Mozart, le concerto pour clarinette et le Requiem. De l’avis général, les interprétations furent à son image, aussi rigoureuses que passionnées. Après le concert, il m’apparut comme son propre fantôme. Pâle, les yeux dans le vague, il balbutiait quelques réponses imprécises aux compliments unanimes. Il était monté au sommet, et au-delà, et il flottait encore entre les deux mondes.

Dix ans après sa rupture avec Bertil Galland, Marcel Regamey, à l’approche de la mort, désirait renouer, mais éprouvait, à relancer l’ancien ami, toutes sortes de scrupules de délicatesse. Rapin ne les eut pas. Sachant que l’amitié constitue le fond de la vie d’un pays, il trancha cavalièrement dans le vif, à raison, et mit en place la retrouvaille.

Le dernier contact que j’eus avec lui fut pour parler d’une tâche dont il avait jugé – bien entendu – que j’étais le seul à pouvoir l’accomplir. La voix était caverneuse, mais la volonté était intacte, et l’esprit serein.

On devrait penser que Jean-Jacques Rapin, visionnaire porté par une espérance qui le dépassait, se trouve aujourd’hui comblé. En même temps, on ne peut s’empêcher de se dire qu’il a déjà repris du service, commençant par faire rectifier la tenue aux chérubins et aux séraphins, qui, sous prétexte d’éternité, avaient pris l’habitude d’arriver en retard aux répétitions. Peut-être a-t-il déjà programmé, à l’attention particulière de son cher Vauban, un autre homme de franc-parler, de courage et de souci du bien commun, une exécution somptueuse de la cantate BWV 80 de Bach, C’est un rempart que notre Dieu.

Il faut même imaginer, affrontant le risque de l’irritation divine, à l’image d’Abraham marchandant à la baisse le salut de deux villes condamnées, Jean- Jacques Rapin en train d’intercéder à temps et à contretemps auprès du Père éternel en faveur de tous ceux qu’il a quittés, après les avoir inlassablement poussés à faire plus, et mieux.

Notes:

1 Voir l’article de Philippe Barraud, www.commentaires.com/suisse/jean-jacques-rapin-un-grand-vaudois.

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