Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Hélie et Richie - Le héros et le petit marquis

Jacques Perrin
La Nation n° 2025 21 août 2015

Hélie Denoix de Saint Marc naît en 1922, dans une famille de la noblesse de robe bordelaise. Son père est avocat, maurrassien, ancien combattant de la Grande Guerre où les Saint Marc ont payé un lourd tribut: Hélie a perdu six de ses oncles au front, six frères… De nature contemplative, il apprend et exerce certaines vertus qui le maintiendront en vie: la haine du mensonge, le refus de baisser la tête, le sens de l’honneur, la fidélité aux amis... et aux subordonnés.

En 1940, la défaite de la France l’humilie. Il franchit la ligne de démarcation comme par jeu. Un colonel l’incorpore en 1941 à un réseau de résistants lié à l’Angleterre. Peu enclin à combattre dans la clandestinité, il cherche à rejoindre une véritable armée. Livré aux Allemands par un passeur, il est déporté à Buchenwald. Son monde s’écroule, ses préjugés s’évanouissent. Il comprend vite que chaque classe, chaque nation, chaque parti comporte ses crapules et ses honnêtes gens. Il se lie pour toujours à des personnes issues de milieux fort simples qui lui sauvent la vie, notamment à un mineur letton, un géant blond, qui effectue des travaux de forage à sa place et vole du pain pour lui. A la libération du camp en 1945, il pèse 42 kilos et ne se souvient plus de son nom.

Une fois rétabli, il rentre à Bordeaux où les résistants de la dernière heure paradent. Il ne supporte pas les combines et les règlements de compte. Il s’engage dans la Légion étrangère. On l’envoie à trois reprises en Indochine où il sert comme officier. Il se prend de passion pour le Vietnam et l’ethnie minoritaire Tho en révolte contre les communistes. Sa compagnie est renforcée par des partisans vietnamiens dont les familles seront abandonnées à la vengeance vietminh, dans l’indifférence générale. Saint Marc en est mortifié.

Incorporé au 1er Régiment étranger de parachutistes, il se retrouve en Algérie. Il s’y marie. Il participe aux combats contre les fellaghas. Nullement raciste, Saint Marc n’a rien d’un fanatique de l’Algérie française. Comme Camus, il croit que Musulmans et Français peuvent vivre en bonne harmonie sur la même terre, à condition que soient entreprises des réformes politiques visant à l’égalité, ainsi que des négociations avec les partisans du FLN combattant dans le pays même, et non avec les idéologues partis pour Tunis. Son optimisme est justifié par le fait que l’armée française est victorieuse sur le terrain et qu’il est possible de négocier en position de force. Peu à peu, il se rend compte que les politiques jouent un double jeu et que de Gaulle veut en fait abandonner l’Algérie. Il craint par dessus tout qu’un sort funeste ne soit réservé aux Algériens fidèles à la France. Convaincu par les arguments du général Challe, il se joint au putsch de 1961 avec son régiment qu’il commande par intérim. Le coup d’Etat échoue au bout de quatre jours. Saint Marc se rend aux autorités, Challe aussi, car ils veulent porter toute la responsabilité du soulèvement. Au terme d’un procès inique (l’un des juges, le général Maurice Ingold, pourtant gaulliste fervent, démissionnera en signe de protestation contre le verdict…), il est condamné à dix ans de réclusion. A la prison de Tulle, sa résistance morale est mise à l’épreuve, encore plus qu’à Buchenwald. Sa hantise est devenue réalité: 100’000 harkis n’ayant pu fuir vers la métropole ont été massacrés. Il est gracié en 1966. Il peine à trouver du travail tant son aptitude à «se vendre» sur le marché est limitée. Il a une femme et quatre filles à nourrir. Plus tard, son corps fatigué le lâche, il a des crises d’asthme et ses os se décalcifient. Il se soigne et au bout d’un combat de dix ans, il recouvre la santé.

La fin de sa vie est calme et contemplative. En 1978, il a été réhabilité par Giscard. En 1982, Mitterrand lui restitue ses décorations et le réintègre dans ses droits. Sous l’impulsion d’un de ses petits-neveux, il écrit plusieurs ouvrages, dont les Champs de braises, ses mémoires.

En 2011, Nicolas Sarkozy le fait grand-croix de la Légion d’honneur.

Hélie de Saint Marc meurt en 2013, à l’âge de 91 ans.

Hélie a passé une grande partie de sa vie à souffrir, mais, selon ses propres termes, «il n’a pas été malheureux, bien au contraire».

* * *

Richard Descoings voit le jour à Paris en juin 1958. Ses parents, tous deux médecins, originaires selon la notice Wikipédia du (sic) Vaud en Suisse, l’inscrivent dans les meilleurs lycées. Il étudie à Sciences Po, puis entre à l’ENA en 1983, à la troisième tentative. Il accomplit le parcours des «élites» de la République. En 1985, sorti 10e de sa promotion, négligeant la Cour des comptes et l’Inspection des finances, il choisit le Conseil d’Etat, car on y a beaucoup de temps libre… Richard a bien besoin de loisirs parce qu’il mène une double vie. Homosexuel, il est conseiller d’Etat le jour et fêtard la nuit. Sexe, drogue et champagne agrémentent ses escapades nocturnes. Au Conseil d’Etat existe une petite coterie homosexuelle (le «conseil des tatas») dont les membres s’épaulent en secret. C’est le temps du SIDA et Richard intègre l’organisation de défense des malades, AIDES, où il apprend à débattre devant une assemblée, à chercher des soutiens et à organiser des actions spectaculaires. Il devient le compagnon de Guillaume Pepy, futur patron de la SNCF.

En 1987, Richard, qui peine à aligner trois mots en anglais et fait des fautes d’orthographe, est nommé maître de conférence à Sciences Po. Il ne peut s’enorgueillir de titres académiques et de publications, mais il «a étoffé», selon l’expression consacrée, son «carnet d’adresses» et ses «réseaux». Il est admis au «Siècle» (…) «ce club où les élites se cooptent et soignent leurs carrières en discutant de la marche du monde autour d’un dîner». Guillaume Pepy et Richard tiennent salon et «se font naturellement la courte échelle pour grimper les échelons du pouvoir». En même temps, Richard se détruit dans des «orgies de plaisirs, de champagne et de drogues […], sa vie nocturne menace de déborder sur l’autre». Sentant l’alcool, il a l’ivresse triste, il devient colérique et injuste.

En 1996, alors que le directeur de Sciences Po, Alain Lancelot, se cherche un successeur, Richard est choisi malgré ses frasques. Lancelot déclare: «On se moque que Descoings soit de gauche, non universitaire et pédé. C’est ce qu’il faut à Sciences Po!» Agé d’à peine 38 ans, Richard mène sa barque en mêlant séduction et autoritarisme. Roi des manœuvres de coulisses, il sait trouver des financements et s’attacher les gens par un système de faveurs. Son objectif est de préparer les élites françaises à entrer dans le jeu de la mondialisation. Les grandes universités américaines lui servent de modèle. La scolarité passe de trois à cinq ans, dont une année de séjour à l’étranger. Cherchant à renouveler le personnel républicain, il recrute des «jeunes de banlieue» grâce à un système de discrimination positive à l’américaine. Richard autorise le redoublement de l’année préparatoire. Il supprime l’examen de culture générale qui défavorise les banlieusards au profit d’une «revue de presse» qui démontre une certaine capacité «à lire les journaux, à s’ouvrir au monde, à organiser sa pensée». Par cet effort de «démocratisation», que quelques «conservateurs» lui reprochent, Richard, désormais surnommé «Richie», se profile en «rockstar». Il est actif sur Facebook où il a 4000 amis, surtout des étudiants qu’il conseille ou qu’il drague.

En 2004, alors que son homosexualité n’est un secret pour personne, il épouse Nadia Marik, proche du RPR, qui partagera avec son mari le pouvoir sur Sciences Po. Un professeur de l’école annonce: «Descoings est un satrape, ça finira mal!» Richie, «libéral-libertaire» par excellence, «hait les idées de Le Pen», bien entendu. Certains francs-maçons le soutiennent, de même que Sarkozy et… DSK, star de Sciences Po où il donne un cours très fréquenté. Sous la présidence de Richie, on dit que le niveau des étudiants s’élève, mais il oblige les professeurs à relever les notes des étudiants étrangers dans les épreuves qui portent sur l’histoire de France. Selon lui, «l’étude du passé est une passion de croulants». Les professeurs sont invités à donner une partie de leurs cours en anglais; un écrivain est chargé de donner des cours de lecture et d’écriture (françaises) aux étudiants de première année.

En 2011, la satrapie menace de s’effondrer. Un audit exigé par les syndicats révèle «une dégradation des conditions de travail, du stress, un manque de considération et une instabilité permanente». DSK tombe, Richie s’inquiète du «puritanisme ambiant». La Cour des comptes se penche sur Sciences Po. On constate que la rémunération de Richie a passé sans contrôle de 315’000 à 537’000 euros en cinq ans. Les journalistes de Mediapart s’intéressent au dossier. Richie, bipolaire, suivi par un psychanalyste et des «coaches», alterne crises d’exaltation et phases de dépression: «Il était à la mode, il est devenu bling-bling.»

En avril 2012, Richard Descoings est retrouvé mort dans une chambre d’hôtel de New York où il a passé une nuit alcoolisée avec deux escort boys. Selon la version officielle, de minuscules fissures dans le cœur ont entraîné son décès.

* * *

Et alors quoi? Hélie héros, Richie salaud? Ce n’est pas si simple. Le premier nommé n’a jamais souhaité qu’on le tienne pour un exemple d’héroïsme. Pour être fidèle à lui-même et à l’éducation reçue, il a fait ce qu’il estimait être juste. Quant à Richie, il appartient à l’espèce d’irresponsables que, sous l’Ancien Régime, on appelait les «petits marquis»: du brio, des plaisirs, de l’esbroufe, peu de réalisations durables, une fin de vie pathétique, le vide.

Ces deux parcours, parallèles durant 54 ans, nous enseignent la relativité de la notion d’«élite». Saint Marc a agi dans l’obscurité, il n’a jamais frayé avec les puissants. Richie le flamboyant, au contraire, n’est jamais sorti des cercles du pouvoir. Lequel des deux aurions-nous suivi? Hélie sans doute, qui explora l’existence dans tous ses recoins, sombres ou lumineux, marcha plus droit et fut plus heureux que Richie.

Notes:

Les citations à propos de Richard Descoings proviennent du livre de Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde : Richie, Grasset, 2015. Mentionnons aussi les ouvrages magnifiques d’Hélie de Saint Marc: Les Champs de braises, Perrin, 1995; les Sentinelles du soir, Les Arènes, 1999.

Avec August von Kageneck: Notre Histoire 1922-1945, Les Arènes, 2002.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: