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Le temps du petit nombre

Jacques Perrin
La Nation n° 2028 2 octobre 2015

Les modernes n’aiment ni les limites, ni les frontières, ni les fins. Ils ont soif d’expansion, d’ouverture, de moyens d’obtenir «toujours plus». Cette inclination à croire que tout est possible à l’homme n’est pas propre à notre époque. Les Grecs appelaient hybris, mot que nous traduisons par excès, démesure ou orgueil, cet instinct qui porte à s’affranchir des limites. L’hybris, qui consiste le plus souvent à violer les lois établies par les dieux, exige la vengeance de ces derniers, la némésis. Depuis des millénaires, les hommes abusent de leur liberté, des malheurs en résultent, mais les générations qui se succèdent n’apprennent rien et continuent d’outrager les divinités, malgré les avertissements.

Dans son dernier livre, Le Temps d’Antigone (éditions Xenia, Sion 2015), M. Eric Werner dirige notre attention sur des personnages qui ont résisté à leurs contemporains rongés par la démesure. Il y est bien entendu avant tout question d’Antigone, la résistante par excellence, héroïne de la pièce éponyme de Sophocle. Elle s’oppose à Créon, lequel a refusé, en dépit de l’usage le plus sacré, une sépulture à Polynice, traître à sa patrie. Créon ne sait pas finir une guerre. Pour lui la guerre continue, même si l’ennemi a été vaincu.

L’ouvrage de M. Werner livre des interprétations savantes et audacieuses des deux pièces les plus connues de Sophocle, Antigone et Oedipe roi, notamment des chœurs. M. Werner n’oppose pas le monde antique au monde chrétien. Antigone apparaît comme un personnage pré-christique, une sorte d’incarnation du divin. La figure du Fils prodigue est aussi mise en avant. L’auteur rapproche l’hybris et le péché originel.

Nous retenons des développements de M. Werner qu’il y a trois façons d’envisager l’existence. D’abord celle que nous appellerons pour simplifier «moderne» et athée. C’est celle de Créon, d’Oedipe, mais aussi celles des révolutionnaires comme Robespierre, Lénine ou Hitler, pour lesquels il n’y a ni dieux, ni nature humaine, ni lois non écrites, même s’ils s’en réclament occasionnellement par pure rhétorique. L’homme peut tout, il lui suffit de se mettre en mouvement, de vouloir, d’agir, de prendre du plaisir à oser transformer le monde.

A cette attitude s’oppose la vision traditionaliste, celle par exemple du devin Tirésias. Elle est marquée par la crainte des dieux, l’obéissance parfois aveugle aux lois et aux usages, la méfiance à l’égard de la nouveauté et de la liberté, l’immobilité, l’incapacité de distinguer ce que la tradition contient d’essentiel et d’accessoire.

L’attitude médiane est celle d’Antigone, la rebelle. Les résistants ressemblent d’une part aux modernes en ce sens qu’ils croient à la liberté. Ils exercent leur autonomie, contrairement aux animaux et aux plantes incapables de sortir des limites fixées par la nature. En revanche, ils se distinguent d’eux parce qu’ils sont sensibles au mal. Ils savent qu’aucune bête n’est plus terrible que l’homme. Le péché originel n’est pas un mythe. Ils accueillent la parole divine. Antigone «ne prend conseil que d’elle-même, mais écoute Dieu en elle». L’homme n’est pas la mesure de toutes choses, c’est Dieu, lequel constitue la limite suprême. La personne autonome choisit de se subordonner aux lois établies par Dieu, sinon elle s’expose à toutes sortes de maux effrayants.

Le moderne est libre, mais dépourvu de sagesse; le traditionaliste est sage, mais inerte. Le résistant articule sa liberté à la volonté divine à laquelle il adhère de son plein gré. Il recherche le «point d’équilibre» entre son autonomie et la justice divine.

M. Werner évoque certaines figures historiques s’étant opposées aux manifestations de la folie humaine, notamment au nazisme, mais aussi à la Révolution française et à l’islamisme: Charlotte Corday, Sophie Scholl (de la Rose blanche), Claus von Stauffenberg (auteur de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler), Dietrich Bonhoeffer, Salman Taseer (gouverneur du Penjab, assassiné pour avoir pris la défense de la Pakistanaise chrétienne Asia Bibi), les lanceurs d’alerte (Chelsea Manning). La plupart de ces personnes savent que la résistance peut les conduire à la mort et acceptent de se sacrifier, même en violant des principes élevés. Ainsi Stauffenberg qui, désirant «éteindre la démesure nazie» et en supprimer l’instigateur, divise l’armée allemande aux prises avec les Soviétiques et nuit à ses camarades de combat.

Et aujourd’hui?

Notre époque balance entre l’obscurantisme et la folie du «toujours plus». D’un côté, les écologistes idéologues, les antispécistes, les islamistes avides de vengeance, les fanatiques religieux; de l’autre, les adeptes du trans- ou du post-humanisme qui veulent supprimer la mort, ou les fanatiques de la croissance, de la consommation, de l’accumulation, du pillage de la planète et du mouvement sans repos.

Le besoin de résistants se fera sentir, mais ne nous faisons pas d’illusions: le chemin du juste milieu est le plus pentu. Comme le rappelle Eric Werner, le temps d’Antigone est le temps du petit nombre.

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