Aux dernières nouvelles, Olrik va mieux
En 2013, les aventures de Blake et Mortimer s’enrichissaient d’un épisode scénarisé et dessiné par une nouvelle équipe1. Jean Dufaux est le troisième scénariste, après Jean Van Hamme et Yves Sente, à reprendre les personnages cultes de Edgar Pierre Jacobs, pour une aventure se glissant chronologiquement juste après La Marque Jaune2. Antoine Aubin a la lourde tâche de reprendre le dessin pour cette suite du chef-d’œuvre graphique de Jacobs.
Si Aubin s’en sort bien dans la reprise du style graphique (ambiances londoniennes humides et sombres, arrière-plans intérieurs somptueux, physionomies et théâtralité des gestes…), on goûte un peu moins le scénario tricoté par Dufaux: Mortimer étudie l’onde Mega, inventée par le professeur Septimus dans La Marque Jaune, mais ses essais sont perturbés par l’influence d’une mystérieuse entité extra-terrestre, enfouie profondément avec son vaisseau sous le quartier de King’s Cross. Face à la menace que l’entité de l’espace fait planer sur la City, Blake et Mortimer sont obligés, pour la détruire, de coopérer avec leur immuable ennemi Olrik. Le colonel ressort débilité de l’affrontement cérébral final, échouant dans un hôpital psychiatrique sur la dernière planche de l’album, à répéter inlassablement le mot «Asile!». L’incarnation du mal ne pouvait finir si pitoyablement et nous attendions de savoir comment le colonel allait se sortir de ce mauvais pas.
Avant même la parution de L’Onde Septimus, Jean Dufaux avait annoncé travailler à une suite. Scénariste et dessinateur s’étant assez mal entendus, Aubin ne tenait pas à poursuivre la collaboration et c’est sous les crayons de Christian Cailleaux que Le Cri du Moloch3 vient d’être publié.
Alors qu’on croyait la menace extra-terrestre de l’épisode précédent éradiquée, on apprend que six autres vaisseaux spatiaux sont enfouis sous Londres. Le seul survivant des sept passagers, baptisé Moloch, a été récupéré et soigné dans le cadre d’un programme gouvernemental ultra-secret. Mais malgré sa demande d’asile exprimée au travers des mots d’ Olrik, l’alien se révèle un malfaisant éclaireur chargé de guider ses semblables, prêts à détruire la capitale britannique et à envahir le monde. Capable de prendre n’importe quelle forme et doué d’un force terrifiante, le Moloch a tôt fait de s’évader du laboratoire où il était retenu. Et Mortimer n’a d’autre choix que de s’allier avec un Olrik – ramené à la raison par la formule du sheik Abdel Razek4 – pour briser la volonté du Moloch et éviter qu’il ne donne le signal de l’invasion. Olrik s’échappe finalement, néfaste, lucide et prêt à en redécoudre avec les héros de la série.
L’histoire nous laisse perplexe, mais nous lui reconnaissons une cohérence dans le mystère irrationel et angoissant régnant au travers des deux volumes. Pour le découpage de la seconde partie, Cailleaux fait preuve d’une grande liberté dans l’utilisation de l’espace. La narration est cinématographique, saisie en «plans courts» (dix-sept vignettes sur la planche 25; Jacobs n’est jamais allé au-delà de treize!), et truffée de flashbacks. Les postures sont délicieusement théâtrales, en particulier grâce à la représentation soignée des mains et des doigts. Chaque planche a sa propre dominante chromatique. Les récitatifs ont des couleurs apparentées aux acteurs (bleu-vert pour les «gentils», jaune pour Olrik, orange pour le Moloch), rappelant le procédé introduit par Jacobs dans La Marque Jaune. La décoration des intérieurs est un peu moins riche que chez Aubin, mais les ambiances extérieures sont fort réussies (on appréciera les répliques des voitures d’époque).
Mais quel ratage pour les physionomies! Les personnages repris de l‘Onde sont méconnaissables; sur la première de couverture, Blake a le profil de Hitler et Mortimer le faciès d’un Cohn-Bendit hargneux. Et que penser de la planche 51? Douze cases de dimensions identiques, sans décor, nous servent l’improbable indulgence d’Olrik pour un Mortimer à sa merci et son inutile cruauté contre le professeur Evangely. Heureusement, la Queen apparaît deux fois en personne pour encourager et féliciter les héros!
Passons sur les imperfections de ce volume. La série continue, fidèle au mélange de science-fiction, d’aventure, d’espionnage et d’ambiance so british imaginé par son créateur au sortir de la Deuxième Guerre. Sachant qu’Antoine Aubin a rejoint une nouvelle équipe de scénaristes, on attend avec impatience la parution de Huit heures à Berlin, épisode déjà encré où Blake, après s’être posé à Cointrin, embarque sur le Vevey pour une réunion entre services secrets. Quant à Jean Van Hamme, le scénariste qui a relancé la série à la mort de Jacobs, il prépare un Dernier Espadon à la date de parution encore incertaine…
Notes:
1 J. Dufaux, A. Aubin et E. Schréder, L’Onde Septimus, éditions Blake et Mortimer, Bruxelles, 2013
2 E. P. Jacobs, La Marque Jaune, Ed. du Lombard, Bruxelles, 1956.
3 J. Dufaux, C. Cailleaux et E. Schréder, Le Cri du Moloch, Ed. Blake et Mortimer, Bruxelles, 2020.
4 «Par Horus demeure!» (voir Le Mystère de la grande Pyramide)
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le mouvement perpétuel du totalitarisme – Editorial, Olivier Delacrétaz
- † Le Pasteur Georges Besse – Jean-Pierre Tuscher
- Des Cahiers de la Renaissance vaudoise aux Cahiers de poésie – Daniel Laufer
- Objectif CO2 – Olivier Klunge
- Un accord avec l’Indonésie – Félicien Monnier
- Encore une loi de trop – Jacques Perrin
- Mendier, un droit de l'homme? – Jean-François Cavin
- Les vertus du nationalisme – Olivier Klunge
- Occident express 74 – David Laufer
- Chuck Norris non violent – Pierre-Gabriel Bieri
- L’intérêt de dialoguer avec un Vaudois – Le Coin du Ronchon