Des Cahiers de la Renaissance vaudoise aux Cahiers de poésie
Quelle est la fraction qui subsiste, de tout ce qui est publié un seul jour, un seul mois, une seule année? Non seulement le temps est un filtre sévère, impitoyable, mais notre capacité de lire, d’enregistrer nos lectures, de nous les rappeler, de même que notre mémoire, ne retiennent qu’un pourcentage infinitésimal des produits de la littérature, et bien plus faible encore de la masse des écrits. Par exemple, le texte que vous avez sous les yeux – qui a pourtant nécessité une profonde réflexion, n’en doutez pas, puis son écriture, enfin son impression – eh bien, ce texte va disparaître avec des millions d’autres, avant la fin de l’année. Et au fond peu importe, car il suffit qu’un mot, une phrase, une pensée, échappe aux scories, pour que soit justifié l’effort de sa création. Et s’il n’en reste rien du tout? Il contribuera alors anonymement à la production de l’immense terreau d’où pourront éclore les chefs-d’œuvre.
* * *
Je ne peux pas affirmer que le volume XXV des Cahiers de la Renaissance vaudoise, publié en 1945, soit l’un de ces chefs-d’œuvre méconnus, non, mais quand vous lirez ce qui va suivre, vous comprendrez, et ma crainte d’une incompréhensible disparition, et ma joie d’une redécouverte.
Marcel Regamey se réjouit dans ce n° XXV de l’apparition dans le ciel romand d’une nouvelle étoile: les Cahiers publiés par la Société de poésie, qu’Edmond Jaloux avait créée chez nous (Mermod, édit.). Vous voulez des noms? Eh bien, par exemple C. F. Ramuz, Pierre Beausire, Paul Valéry, Max Jacob, Rainer Maria Rilke, Gustave Roud, Jacques Mercanton, Pierre-Louis Matthey, et même Philippe Jaccottet (qui n’avait alors que vingt ans), Edmond-Henri Crisinel, et j’en passe. Ces références suffisent à elles seules à vous convaincre de la qualité supérieure d’une publication maintenant complètement oubliée. Mais il y a plus. Regamey nous touche en effet dans sa présentation par une franchise presque brutale, et néanmoins tout à fait sensible à l’esprit de la poésie. Il écrit: «Le genre hermétique domine. Pour reprendre une définition de M. Edmond Jaloux, ce sont "des transcriptions de l’état poétique à l’état pur". Quant à nous, nous croyons qu’une telle transcription serait encore trop près de l’enregistrement brut des images de la sensibilité pour être vraiment de la poésie, c’est-à-dire une création, une œuvre achevée ; à moins que telles de ces suites incohérentes de mots et d’images ne soient parfois le comble de l’artificiel. En ce cas, le poème est mort-né, car il a été incapable de vivre, c’est-à-dire d’atteindre le jaillissement naturel du langage humain.»
Mais ces restrictions ne s’appliquent nullement à Philippe Jaccottet à qui Regamey consacre l’essentiel de sa réflexion. Nous aimerions le citer intégralement, tellement profonde et originale est sa lecture du poète: «…car M. Philippe Jaccottet est un vrai poète. Il a même de quoi devenir un grand poète, s’il ne se borne pas aux "transcriptions brutes" de la sensibilité mais que, s’emparant avec vigueur des images, des mélodies et des rythmes que sa nature comblée lui suggère à foison, il n’ait de repos qu’il les ait contraints à servir une pensée cohérente et une langue simple et directe.»
Et, comme pour illustrer à la fois sa propre pensée et le génie encore adolescent du poète, Marcel Regamey conclut:
«Les développements qui précèdent nous sont dictés par le grand espoir que nous donne le souffle poétique de M. Philippe Jaccottet et la crainte de voir s’étioler son génie naissant dans les cénacles de l’hermétisme.
M. Jaccottet regrette-t-il d’avoir écrit ces vers si simples et si beaux :
Ai-je vraiment formé ce désir de tendresse,
Ou dormais-je, berger, sous l’aile des ormeaux,
Je ne sais. Mais que l’ombre accueille ma détresse…
ou encore ces deux vers splendides :
J’ai cueilli mon bonheur à l’ombre des vergers:
Les grands chevaux buvaient au bassin des fontaines…
Nous suivrons avec un intérêt passionné la carrière de ce nouveau poète vaudois.»
Son espoir n’a pas été déçu, mais comblé au contraire, tant le souffle poétique de Jaccottet s’est affirmé avec le temps. Il compte déjà parmi ceux dont les chefs-d’œuvre subsisteront. Et Marcel Regamey se serait réjoui d’apprendre que le jeune poète dont il avait reconnu le génie, devait, septante ans plus tard, assurer la présidence d’honneur du concours de poésie française, lancé sous le titre de La Feuille de Chêne par la fondation qui porte son nom .
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le mouvement perpétuel du totalitarisme – Editorial, Olivier Delacrétaz
- † Le Pasteur Georges Besse – Jean-Pierre Tuscher
- Aux dernières nouvelles, Olrik va mieux – Cédric Cossy
- Objectif CO2 – Olivier Klunge
- Un accord avec l’Indonésie – Félicien Monnier
- Encore une loi de trop – Jacques Perrin
- Mendier, un droit de l'homme? – Jean-François Cavin
- Les vertus du nationalisme – Olivier Klunge
- Occident express 74 – David Laufer
- Chuck Norris non violent – Pierre-Gabriel Bieri
- L’intérêt de dialoguer avec un Vaudois – Le Coin du Ronchon