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Entre croissance et décroissance

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2173 23 avril 2021

Contrairement à ce qu’écrivait Paul Valéry à la fin de la Première Guerre mondiale, notre civilisation ne sait pas qu’elle est mortelle. Elle le sait même moins que toutes les civilisations qui l’ont précédée. Aveuglée par la religion du Progrès, c’est-à-dire par la croyance en une maîtrise humaine croissante, générale et continue du monde, elle rejette comme sacrilège toute idée de finitude: la croissance perpétuelle, principalement économique et technique, est désirable en soi, et d’ailleurs inévitable.

Ce préjugé conquérant est mis en cause aujourd’hui, au motif que notre terre est trop peuplée, que ses ressources s’épuisent et se dégradent, que les produits non recyclables s’accumulent, que les sols deviennent stériles, que les eaux se corrompent, que des espèces animales disparaissent, que le climat se désordonne.

Pour les plus radicaux, ceux qu’on nomme les «collapsologues», il est déjà trop tard.

Certains réagissent à titre individuel en adoptant des comportements «écoresponsables», la culture bio, les cycles courts de la consommation locale, la réduction de la consommation et des déchets personnels, la fin des déplacements non essentiels, le recours aux produits durables.

D’autres leur objectent que cet idéal, certes louable, d’une vie frugale et peu productive n’est envisageable que dans les marges d’une société de production et de consommation axée sur la croissance et que, de surcroît, seule cette société qu’ils refusent peut nourrir une humanité croissante elle aussi.

On leur objecte encore que l’innovation technique permettra toujours de résoudre les problèmes posés par les innovations précédentes. En d’autres termes, comme le proclame Luc Ferry, il est possible de «croître à l’infini dans un monde fini».

A ces objections, le décroissant peut répliquer que la formule de Ferry est un acte de foi polémique, non une certitude démontrée. La prodigieuse réussite matérielle de la civilisation moderne engendre au contraire des problèmes qu’elle est incapable de résoudre, non seulement dans les domaines psychologique, moral, sanitaire, social et politique, mais même dans le domaine technique, où les maîtrises sectorielles se paient d’une perte de la maîtrise d’ensemble.

Le néo-libéral répondra au décroissant, et non sans raison, que la vie, celle des végétaux, celle des animaux, celle des hommes et des sociétés, est naissance, croissance, invention, mission, conquête. On ne peut s’arrêter de croître sans une contrainte contre-nature. Il est significatif que, depuis le début de la pandémie et de la décroissance qu’elle a entraînée, à peu près tout le monde espère désespérément une reprise de la croissance d’avant.

Les décroissants répliqueront, et ils n’auront pas tort, que la vie est croissance, certes, mais qu’elle est aussi mort et décomposition. Naissance, croissance et mort dessinent un cycle plutôt qu’une ligne droite. Les civilisations sont des cycles, la nôtre aussi.

Or, le préjugé progressiste, propre à notre civilisation postchrétienne, qui veut que l’histoire du monde soit une marche inéluctable vers la perfection – société sans classe des marxistes, organisation collective infaillible des sociaux-démocrates, triomphe de la main invisible des libéraux, humanité augmentée des transhumanistes, peu importe – prétend transformer le cycle en ligne droite.

Il apparaît très difficile de sortir de ce schéma. Les écotechnocrates, qui baguent les animaux sauvages et désenchantent les paysages les plus intouchables avec leurs panneaux pédagogiques, prolongent inconsciemment l’illusion moderne de la maîtrise et du contrôle de la nature. Il en va de même pour les innombrables «plans climat» et «plans biodiversité», qui enserrent le monde vivant dans les normes vétilleuses de la planification étatique. Et quand le pape François déclare, dans l’encyclique Laudato si, que «l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties», il se place lui aussi dans la perspective d’une maîtrise humaine globale de la marche du monde.

Des questions se posent. Comment conduire une politique de décroissance? La démocratie, qui repose sur la satisfaction des désirs immédiats d’une majorité d’électeurs, est-elle le régime adéquat pour imposer une politique d’austérité permanente à l’ensemble de la population? Et sinon, quel autre régime politique pourrait être assez fort et assez durable (!) pour y parvenir sans être écartelé entre l’urgence absolue affirmée par les climatologues, l’impossibilité de rénover rapidement les mœurs en profondeur, les exigences du soutien populaire à une politique de longue haleine et le respect des libertés fondamentales? Est-il pensable de décréter une politique générale de décroissance dans un seul pays, au risque de le livrer sans défense à la concurrence étrangère? Et si l’on envisage une décroissance mondiale, quel est le pouvoir mondial qui pourrait s’en charger? Et avec quels moyens? La décroissance organisée d’en haut ne risque-t-elle pas, en outre, d’engendrer une croissance vertigineuse de l’empire bureaucratique?

Il faut encore mesurer les risques de la décroissance rapide en termes de faillites et de chômage, de désordres sociaux, de famines, de guerres civiles et de migrations. Ne pas s’en préoccuper, se contenter de répéter, en adoptant une posture visionnaire, que «c’est la décroissance ou le chaos», n’est-ce pas imiter la pensée néo-libérale dans son aveuglement irresponsable à l’égard des retombées néfastes de la modernité?

Si le Progrès est un mythe, mis en cause à juste titre, il reste qu’on constate, dans beaucoup de domaines, des progrès réels, effets heureux de la croissance. Cela nous incite à penser que la croissance, pas plus que la décroissance, ne doit être soutenue ou combattue pour elle-même.

En fait, nous souffrons de la croissance dans la mesure où elle est hors-sol, déracinée, disjointe du bien commun. Il faut la remettre à sa juste place en l’intégrant à la communauté politique, c’est-à-dire en la contraignant de se soumettre aux lois et usages qui y sont en vigueur. L’exemple le plus récent est peut-être celui de la République et Canton de Genève, qui a décidé souverainement que les livreurs et les chauffeurs de taxi Uber étaient des employés, avec les droits et les obligations de tout employé, et non des travailleurs indépendants, comme le prétend la multinationale. A l’inverse, la Suisse a donné un exemple parfait de croissance non maîtrisée quand elle a décidé, par idéologie néo-libérale, ou désir obsessionnel d’alignement, d’appliquer le principe du Cassis de Dijon, qui autorise l’importation de produits non soumis aux exigences de qualité qu’on impose aux producteurs suisses.

Une Confédération qui garantit la paix du travail, défend les acquis sociaux face aux autres Etats, protège notre paysannerie en tant qu’élément de l’indépendance suisse et respecte les souverainetés cantonales; des cantons souverains qui promeuvent l’autonomie des familles et des corps intermédiaires, en particulier celle des communes; des communes qui ne sont pas que des pièces du dispositif étatique, mais aussi des communautés locales à forte capacité intégrative, voilà autant de réalités institutionnelles qui permettent de cadrer la croissance, de résister à ses arguments réduits aux seuls chiffres, de l’apprivoiser, de l’humaniser. Ils ralentissent son élan et réduisent son ampleur, certes, mais pour l’enraciner au bénéfice de l’ensemble de la communauté.

Cette réponse de l’ordre politique à la croissance anarchique est partielle – elle ne fait notamment qu’effleurer son aspect idéologique. Elle est parfois décevante et toujours à recommencer. Mais elle est à notre portée.

Une éventuelle décroissance, comme celle que nous vivons ces derniers temps, devrait être elle aussi incorporée au bien commun – autant qu’on puisse incorporer un manque – par un effort exceptionnel de solidarité fédérale et cantonale. C’est le sens des aides financières extraordinaires apportées aux métiers touchés par les mesures de crise.

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