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Occident express 93

David Laufer
La Nation n° 2187 5 novembre 2021

Cet été, j’ai rencontré un Belge en vacances en Croatie. Il était estomaqué de savoir que je vivais à Belgrade: «Vous vous promenez en gilet pare-balles?» Il s’imaginait donc qu’on vit à Belgrade en rasant les murs sous la mitraille de la mafia et des criminels de guerre, comme dans certains reportages de CNN des années nonante. Voilà le cliché qui colle à la peau de tout un peuple depuis environ trente ans: les Serbes sont un peuple ultra-nationaliste, sanguinaire et criminel. J’ai entendu, lu et vu ce cliché depuis tant d’années et sous tellement de formes que je ne m’en étonne plus, même si je m’en désole toujours. En Suisse, on me le sert parfois sous forme de blague, comme pour me faire comprendre qu’on peut en rire désormais. Il est délicat, alors, de faire comprendre à l’auteur que ça n’est ni sympathique, ni drôle. Que ça n’est que la répétition ad nauseam de la même insulte éculée sur un autre registre. Car c’est une insulte puisque c’est tout un peuple que l’on disqualifie. Les Suisses en savent pourtant quelque chose, du cliché insultant qui colle à la peau. Combien de films, d’articles et de livres colportent-ils la notion selon laquelle la Suisse ne serait que le trou noir de la finance mondiale entretenu par un peuple diligent et efficace mais sans aucune morale, systématiquement au service du crime. Par exemple, dans les séries «Billions» et «Breaking Bad», regardées par des dizaines de millions de spectateurs, la Suisse apparaît comme le seul endroit au monde où les pires assassins et les pires trafiquants sont certains de trouver refuge. Dans «Billions», le milliardaire new yorkais qui vient d’échapper à la justice se fait accueillir par des douaniers sur le tarmac de l’aérodrome de St Moritz, qui lui donnent son passeport suisse avec un grand sourire. Dans «Breaking Bad», le cerveau ultra-violent d’un empire de la drogue se fait assassiner mais livre son secret sur un bout de papier où il est écrit «SwissBanc», suivi d’un numéro, une mention qui n’a besoin d’aucune explication: c’est suisse, c’est donc sale. Ainsi pour la Serbie comme pour la Suisse, il y a ceci de commun que ce ne sont pas tant les faits qui sont problématiques. Il existe tellement d’autres pays proches ou lointains qui se sont rendus coupables de crimes pires ou semblables qu’il semble absurde de ne s’attarder que sur ces deux exemples. Comme si seule la Serbie, notamment dans les Balkans, était capable d’agresser des populations civiles. Comme si seule la Suisse avait été trop heureuse de recycler sans ciller, des décennies durant, des fortunes mal acquises. Et comme si ces pratiques avaient encore cours en dépit de toutes les preuves du contraire. Or voilà, nous vivons dans l’ère de l’information immédiate, globale et en continu. Il est capital d’y maîtriser ce qu’on appelle «la narration», c’est-à-dire la version de l’histoire qu’il est important de retenir. Et cette narration a totalement échappé aux Serbes, trop sûrs de leur pouvoir militaire en Yougoslavie, trop sûrs de remporter le conflit. Elle a également échappé aux Suisses, trop sûrs de n’avoir rien à se reprocher sinon quelques fameuses «peanuts», trop assis sur leur fabuleuse réputation d’efficacité et de neutralité. Ce qui revient à dire que, dans cette nouvelle ère, le péché d’arrogance est plus néfaste que le crime lui-même.

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