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Morgenstreich

Jean-François Cavin
La Nation n° 2199 22 avril 2022

Le 10 mars, en gagnant la gare de Frenkendorf (commune voisine de Liestal, où je logeais) pour y prendre le train spécial de 03:01, je pensais ne trouver sur le quai, dans la nuit froide de l’hiver, qu’une poignée d’autres amateurs invétérés de l’incomparable diane. Erreur! La station fourmillait de monde et le train était déjà bondé, pour moitié de voyageurs costumés, certains portant un tambour. Je me presse contre un Vogelgryff, fort aimable d’ailleurs. Le temps de longer d’innombrables usines et d’adresser une pensée aux ingénieurs-chimistes de ma connaissance, et nous voici à Bâle. Sans trop me demander mon avis, un personnage bariolé m’accroche une médaille que je paie de bonne grâce, et un flot humain me porte vers la vieille ville.

Au beffroi sonne le dernier coup de quatre heures. A l’instant, l’interrupteur central de Bâle-Ville (il a dû être conçu à cet effet) plonge la cité dans une obscurité totale. Une clameur rituelle s’élève brièvement et, tout de suite, les tambours et les fifres, venus d’on ne sait où, comme sortis par génération spontanée du sous-sol rhénan, font retentir leurs marches antiques; ils défileront dans un désordre total et parfaitement maîtrisé à la lueur de leurs lanternes, ornées de dessins humoristiques qui sont parfois de vrais chefs-d’œuvre; cependant, comme par autodérision, les vers moqueurs qui les commentent sont griffonnés en minuscules maladroites. Superbe procession; mais personne n’applaudit, car ce n’est pas un spectacle; c’est une célébration.

Il est saisissant de voir le peuple bâlois se réunir par dizaines de milliers, en pleine nuit, pour sa fête nationale. Celle-ci va encore durer trois jours (et trois nuits) avec plusieurs cortèges brillants et interminables (celui du lundi fait plus de quatre kilomètres!). Les spectateurs y sont gratifiés de longs poèmes satiriques en Baslertytsch; peu familier du dialecte, j’essaie de comprendre; mais il me faut un quart d’heure pour croire saisir une strophe; je suis le Champollion des Schnitzelbänke. Les autochtones, eux, rient doucement; mais sans gros éclats, car la solennité garde de la tenue et ne dégénère pas dans l’alcool. Si enivrement il y a, c’est une sorte d’ivresse mentale favorisée par le son entêtant des fifres et tambours.

Les cliques, dont certaines comptent près de cent musiciens, sont de haute qualité, quelques-unes même carrément virtuoses. Les belles caisses, tendues par des cordes, résonnent de ras de cinq, de ras de neuf, de pataflaflas, de coups de la fin, ceux-ci parfois enchaînés par trois, et même, comble de l’art, de coups du moulin. Les fifres brodent sur ce rythme savant leurs mélodies acidulées, avec ici et là des contrepoints à la deuxième voix. Quand, le lundi vers six heures du matin, les groupes ont circulé dans toutes les rues et investi toutes les places, il est temps pour la plupart d’aller déguster une soupe à la farine rôtie; mais des obstinés poursuivent leur jeu; à quatre ou cinq, voire même en solitaires, ils arpentent les ruelles en continuant leur musique. Car durant trois jours hors du temps, le rêve sacré n’aura pas de cesse.

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