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Faire parler les images

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2199 22 avril 2022

En octobre 1938, Hitler annexe les territoires des Sudètes, consécutivement aux accords de Munich. Quand j’étais écolier, cet épisode était illustré dans le manuel d’histoire par une photo représentant une femme en pleurs, le bras droit tendu. La légende ou le commentaire du maître, je ne sais plus, donna cette interprétation de la scène: cette femme était tchèque et elle était contrainte de faire le salut nazi à l’arrivée des troupes du Reich en Tchécoslovaquie. Cette explication me parut satisfaisante à un détail près: au second plan, l’enseigne d’une boutique était en allemand: Modewaren.

Plus tard, j’eus l’occasion de voir les ahurissantes images filmées de femmes en extase, le visage baigné de larmes, tendant des mains fébriles vers le Führer penché sur ses admiratrices subjuguées. Ce reportage me fit douter de l’explication de la photo. Parmi l’avalanche de documents relatifs à la Deuxième Guerre mondiale, cette image d’une femme en sanglots est restée présente dans ma mémoire, sans doute à cause de l’ambiguïté de l’émotion exprimée: joie ou tristesse? Le geste est triomphal et le visage accablé. Accablé de bonheur ou de désespoir? J’en vins à penser que c’était une Sudète qui pleurait de joie au rattachement de son pays à l’Allemagne.

Il n’est pas difficile de trouver ce document sur internet. Il suffit d’entrer dans un moteur de recherche «Hitler Sudètes» pour tomber sur cette photo. L’épisode se tient à Asch, petite ville tchécoslovaque dans l’immédiate proximité de la Bavière. Il reste que la première interprétation n’est pas absurde: la langue d’une enseigne ne dit pas la nationalité de celle qui se trouve devant. Il est tout à fait possible que la femme soit tchécoslovaque au milieu d’une population majoritairement allemande. Tant qu’on n’a pas établi avec certitude son identité, toute supposition demeure possible. Seule l’émotion reste et elle n’a pas besoin de la vérité documentaire et historique pour garder sa force d’expression. Par ailleurs, il n’est pas rare qu’on ajoute des affects personnels quand on est touché: l’image m’avait troublé à quinze ans parce que cette femme ressemblait à une personne que j’aimais. C’est sans doute ce dernier aspect – pourtant vraiment secondaire! – qui a inscrit durablement l’image dans ma mémoire.

Plusieurs photos de guerre sont devenues de véritables icônes du reportage photographique, inscrites dans l’imaginaire collectif: le garçon du ghetto de Varsovie, la petite fille nue du Vietnam, le  petit Aylan sur la grève ou encore le milicien républicain fauché dans sa course par une balle, saisi par le Leica de Robert Capa. L’émotion dégagée par ce dernier cliché provient de la valeur esthétique de l’instantané, au dynamisme de  l’élan brisé, cadré de près. Mais l’intensité de la perception tient aussi à la charge symbolique qu’on attribue à l’événement: c’est la République incarnée, assassinée par le tir anonyme et sans visage d’un adversaire franquiste. Cette image a beaucoup servi la propagande du camp républicain, plus que des centaines d’articles de presse. Et pourtant, artistiquement, la photo aurait la même puissance expressive si l’homme foudroyé était un nationaliste abattu par un républicain.

Guernica, chef-d’œuvre de Picasso, pourrait être l’illustration de n’importe quel désastre de n’importe quelle guerre, hélas. Commandée par le gouvernement républicain, c’est une œuvre de propagande destinée à l’Exposition universelle de Paris en 1937. La propagande tient plus dans le titre que dans le tableau. On peut lui faire dire autre chose que le bombardement d’une ville. L’émotion est distincte de la signification. Cet aspect du pouvoir  des œuvres d’art est très évident en musique. L’exemple le plus connu est tiré de l’Orphée de Gluck, dont le fameux air «J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur» conserve toute sa pertinence émotive en inversant le sens du texte: «J’ai trouvé mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur.» C’est ainsi qu’on peut être totalement étranger à toute piété mariale et adorer le Stabat Mater de Pergolèse.

La guerre actuelle nous abreuve d’images bouleversantes. Elles font appel à des sentiments de pitié, de justice; elles suscitent une légitime indignation. Plus tard, on apprendra que certaines ont été truquées, détournées de leur signification, que leur authenticité est incertaine. La dame en pleurs devant le magasin de mode m’a appris très tôt à être circonspect et savoir raison garder quand on est naturellement ému devant une image que l’on sait pouvoir servir à la propagande.

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