Le télétravail
Durant deux ans, l’obligation du télétravail a offert à maint employé un surcroît inestimable de liberté. Il a pu s’organiser à sa façon, fixer librement sa journée, travailler le matin tôt, quand les téléphones ne sonnaient pas encore, ou le soir, quand ils ne sonnaient plus. Pour éviter la lassitude et la déconcentration, il a pu entrecouper son travail de promenades, de musique ou de bricolages. Il a pu le faire dans la mesure où, à l’image de l’indépendant, il se sentait personnellement responsable du travail à accomplir.
Pendulaire, il a évité les déplacements biquotidiens du domicile au lieu de travail, réduisant d’autant son stress personnel, les bouchons routiers et la pollution.
Mais le télétravail en a écrasé d’autres, vivant dans un appartement trop petit ou trop bruyant. Pour eux, la liberté était justement de pouvoir sortir, de s’évader d’un milieu confiné pour se rendre dans un endroit dédié au seul travail.
Tel célibataire confiné s’est vu privé du foyer de remplacement que représentait son lieu de travail.
Celui pour qui son travail n’est qu’un gagne-pain sans grand intérêt souffre du télétravail. Car il a besoin d’une structure extérieure qui lui impose des exigences de rythme et de production. Le télétravail l’en prive et le condamne à faire du présentéisme à la maison.
A la longue, il semble d’ailleurs que même les employés modèles aient parfois besoin de cette structure.
Un autre ennui du télétravail est la confusion qu’il introduit entre le travail et la vie de famille. L’un risque toujours de déborder sur l’autre, sur les samedis et les dimanches, sur les soirs et les nuits, surtout si l’employé est de type scrupuleux. Il vivra alors simultanément les soucis de son travail et ceux que son nouveau statut suscitera dans sa famille.
Pour définir le travail à faire, qui doit le faire et comment, il faut pouvoir discuter librement et sans prendre de gants. Zoom ou Skype, sans doute utiles, ne permettent pas ces salutaires échanges. Les contacts qu’offrent ces plates-formes sont trop indirects. Cela rend plus lâches les liens personnels, amortit l’attention, amollit la critique, décourage l’esprit créatif.
Pour le patron, il est difficile de diriger par internet, de moduler ses décisions en fonction des imprévus, de recadrer une personne qui n’est pas en face de lui.
Et comment accueillir et intégrer les nouveaux venus ou former les apprentis, si la moitié de l’équipe est confinée à cinquante kilomètres de là?
Ce que le coronavirus nous a encore révélé, c’est notre besoin physique et moral de contacts personnels directs. En plus de nos proches, nous avons besoin de rencontrer des gens qui ne nous sont rien de particulier, de simples frères laborieux, les côtoyer dans l’ascenseur, à portée de voix et de main, en trois dimensions, bien substantiels et bien opaques, installés dans la réalité, résistant à la touche «quitter», nous empêchant d’occuper toute la place dans notre perception du monde. On veut des visages, avec des sourires, des soupirs et des grimaces. On veut des bruits et des odeurs. Il existe une sorte de solidarité élémentaire des corps, qui s’imposait à nous sans même que nous ne nous en rendions compte. Elle nous a fait défaut durant deux ans.
Enfin, le travail, ce n’est pas simplement une certaine masse préexistante de choses à faire et à livrer dans les délais. Le travail, ce sont des débouchés à entretenir et à développer, des clients à satisfaire, des fournisseurs et des sous-traitants à contrôler. C’est la vie interne de l’entreprise, la collaboration, les conseils, les discussions, tout ce bouillon de culture qui suscite les idées les plus inattendues. Et au-dessus, c’est un directeur qui ne soit pas le premier des exécutants, mais un chef, avec une vision synthétique de l’entreprise.
Dans la durée, l’entreprise, surtout petite ou moyenne, est le cadre normal du travail. Outre le salaire, elle offre à l’employé un certain encadrement. Elle attend de sa part un certain engagement. Cela vaut même, dans une moindre mesure certes, pour les grandes entreprises et les services de l’administration. Le télétravailleur, seul devant son ordinateur, et si fiable soit-il, ne bénéficie que de trop loin de ce milieu humain, créatif et inspirant, rassurant, aussi. Et à l’inverse, son absence physique prive l’entreprise de tout ce que sa présence pourrait apporter.
L’entreprise est, à son niveau, une communauté humaine. Le télétravail en est la dérive individualiste.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le fantôme de Vidy – Editorial, Félicien Monnier
- Morgenstreich – Jean-François Cavin
- L’universitaire et le Pays imaginaire – David Verdan
- Carnaval sous la coupole – Benoît de Mestral
- Occident express 99 – David Laufer
- La palette, nerf de la guerre – Edouard Hediger
- Tout n’est pas perdu – Jacques Perrin
- Energie et Constitution – Jean-François Cavin
- Ils sont devenus fous – Rédaction
- Faire parler les images – Jean-Blaise Rochat