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Occident express 99

David Laufer
La Nation n° 2199 22 avril 2022

Dans le vol qui me ramène à Belgrade d’un petit séjour à Amsterdam, je transperce le ciel européen du Nord-Ouest au Sud-Est avec des sentiments forts, et mélangés. C’est de cette Europe qu’il est question. C’est toujours d’elle que je parle dans ces chroniques, directement ou indirectement. Et ces derniers jours, l’occasion m’a été donnée d’en parler plus que d’ordinaire, avec mes cousins, des gens éclairés et curieux. Ils sont pleins de questions, sur la Serbie, sur la dislocation de la Yougoslavie, et au-delà sur les pays de l’Europe orientale. Leurs interrogations se fondent sur une presse occidentale qui s’offense et s’effraie des évolutions politiques et sociales des dernières années, en Serbie, en Hongrie, en Tchéquie ou en Pologne. A Amsterdam, on perçoit avec une horreur non feinte les discours de plus en plus antieuropéens et socialement conservateurs qui dominent, de Belgrade à Varsovie en passant par Budapest. Il semble inimaginable que ces peuples, qui sortent d’un demi-siècle d’étouffement soviétique et auxquels l’UE a ouvert les bras, puissent soudain s’en détourner avec fracas, remettre en question «les valeurs» de l’Europe et voter pour des hommes forts, perçus comme les incarnations d’un passé pourtant honni. Pour des Hollandais, l’Europe unie n’est pas un vain mot. Ils se souviennent de ce voisin qui les a brutalement conquis et qui a détruit 80% d’une population juive qui constituait, jusqu’alors, un pilier économique et culturel central de la société. Pour les Juifs hollandais, en effet, Amsterdam était «La Première Ville», après Jérusalem bien entendu. Pour ajouter un niveau de complexité, mes cousins se souviennent aussi de cette honte internationale que fut le comportement du Dutch Bat, le bataillon hollandais de l’ONU qui baissa les bras à Srebrenica en juillet 1995 et ne fit presque rien pour empêcher le massacre. Alors j’explique, comme toujours. Je raconte l’effondrement du Mur vu de l’autre côté, et puis j’enchaîne sur le rêve européen tel que perçu par des peuples qui se battent, depuis 1939, pour retrouver un semblant de normalité et de prospérité partagée. J’explique aussi les comportements allemands et américains en Yougoslavie dans les années nonante. Comme on dit lorsqu’on est engagé dans une campagne électorale perdante, j’essaie de faire de la pédagogie. Et ça fonctionne, assez bien même. On se frappe le front, de l’autre côté de la table de la cuisine: «Mais pourquoi n’entend-on jamais cela ici?» Vaste question, à laquelle je n’ai que des bribes de réponses – paresse, conformisme, désintérêt, complexe de supériorité, épuisement idéologique. Et pourtant chaque fois, et c’est bien trop souvent, je me désole de constater cette abyssale et croissante ignorance à sens unique. Il semble en effet qu’à peu près tout ce qui se passe à l’est de Berlin et de Trieste demeure, aujourd’hui comme il y a quarante ans, tout aussi exotique, vaguement menaçant, arriéré, inconnaissable et mystérieux pour les Européens de l’Ouest. On range cela dans un seul et même tiroir depuis 1945 – le bloc soviétique, aujourd’hui ex, mais c’est toujours le même. Comment peut-on imaginer que l’Europe puisse rester unie ou, plus extraordinaire encore, poursuivre son élargissement, en comptant que la moitié de ses peuples constituants ignore presque tout de l’autre moitié, ou s’en fait des idées fausses. Au début de 1989, Mitterrand avait prédit qu’il faudrait désormais s’habituer à l’existence du Mur de Berlin et de l’Allemagne de l’Est. En dépit des apparences, il se peut qu’il ait eu raison.

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