Carnaval sous la coupole
A la veille de Mardi gras, ne saisissant sûrement pas l’ironie de la situation, le Conseil national a voté l’interdiction de l’importation de foie gras. L’affaire n’est pas terminée – l’objet doit encore être porté devant le Conseil des Etats – mais son déroulement est si curieux qu’il faut s’y arrêter un instant.
La motion très récemment votée par nos éminents parlementaires a un contenu entièrement attendu («le gavage c’est mal et, dans le fond, c’est au gouvernement fédéral de décider ce que les gens ont le droit de manger»). Elle entre ainsi dans une grande tradition suisse: c’était en effet déjà là l’objet de la première initiative populaire fédérale. Après que l’on donna en 1891 le droit d’initiative fédérale au peuple1, celui-ci eut pour premier acte d’interdire l’abattage rituel. Les juifs et musulmans habitant la Suisse se mirent immédiatement à importer leur nourriture produite aux dépens du bien-être animal. Lorsque dans les années septante la norme fut retirée de la Constitution fédérale pour être placée dans la Loi sur la protection des animaux, on en profita pour interdire le gavage en Suisse. De la même façon, les Suisses continuèrent à importer du foie gras français.
Si le contenu de la motion est attendu, son origine ne l’est pas: cette motion n’est pas née dans la cour fumeurs du BFSH-2, pour emprunter l’élégante expression de M. Nantermod, mais à l’UDC Zurich. Il faut croire que toute gastronomie ne se vaut pas: ceux qui scandaient «aujourd’hui le tabac, demain le cervelas» s’agitent pour interdire d’autres mets plus délicats.
Dans cette affaire, personne n’est à sa place. L’idée ne vient pas d’un vert, mais d’un UDC – même si le PLR l’accuse d’avoir été piloté par le PS2. La motion n’est pas justifiée par des intérêts économiques, ou par un souci de liberté, mais par le souci de la protection des animaux. Le résultat du vote est comique: si «piloté» qu’il ait pu être, le motionnaire est suivi par les deux tiers de son parti, laissant apparaître un röstigraben très clair, alors que le parti était très largement contre il y a cinq ans, lorsque le même objet était porté par le PS. Le centre est partagé de la même manière, et seuls les vert’libéraux sont à leur place, adoptant à l’unanimité une position antilibérale. Surprise finale: un cinquième des socialistes sont contre, peut-être simplement parce que l’idée ne venait cette fois-ci pas d’eux?
Le constat n’est pas neuf: à Berne, on s’amuse à enfiler un costume et à réciter son texte, en se souciant moins du bien commun que de contredire son adversaire habituel. En renversant les rôles à la date de fin de carnaval, nos élus cherchent-ils à signifier qu’ils sont conscients de l’absurdité de l’exercice auquel ils se livrent?
Notes:
1 Au grand dam d’Alfred Escher qui nous laissa cette belle citation: «Penser que le peuple est infaillible, c’est faire comme les catholiques qui croient en l’infaillibilité du pape.»
2 https://www.lematin.ch/story/une-motion-relance-le-foie-gras-graben-en-suisse-734136961834
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le fantôme de Vidy – Editorial, Félicien Monnier
- Morgenstreich – Jean-François Cavin
- L’universitaire et le Pays imaginaire – David Verdan
- Occident express 99 – David Laufer
- Le télétravail – Olivier Delacrétaz
- La palette, nerf de la guerre – Edouard Hediger
- Tout n’est pas perdu – Jacques Perrin
- Energie et Constitution – Jean-François Cavin
- Ils sont devenus fous – Rédaction
- Faire parler les images – Jean-Blaise Rochat