Une nouvelle religion?
Lorsqu’il approche de sa fin, tout empire digne de ce nom laisse après lui une nouvelle religion qui se veut universelle: le christianisme pour l’Empire romain, le bouddhisme pour l’empire chinois, le sunnisme pour l’Empire islamique. Si l’on suppose, comme l’historien Gabriel Martinez-Gros, qu’il aura existé entre 1800 et 2050 un empire occidental, quelle nouvelle religion celui-ci traînera-t-il après lui? C’est ce que le professeur aimerait prédire.
La réalité politique d’aujourd’hui est faite d’Etats-nations. Martinez-Gros hésite parfois: l’empire sera-t-il mondial ou occidental?
L’empire mondial ne connaîtra pas le succès avant longtemps. Les Etats-nations européens, démocratiques et belliqueux, ont presque conquis le monde puis se sont entretués dans deux conflits épouvantables, au profit des Etats-Unis d’Amérique qui, sortis victorieux de la guerre froide avec l’URSS, ont gouverné à leur avantage la mondialisation économique et culturelle. Dès 1950, la sédentarisation et la pacification, conditions de la naissance d’un empire, se sont étendues à l’ensemble des terres productives du globe, mais les structures politiques sont demeurées nationales. La gouvernance mondiale davosienne envisagée par les ONG, l’ONU, l’UE ou la Cour pénale internationale se heurte à des résistances.
En revanche, toujours selon Martinez-Gros, un empire occidental informel aurait vu le jour vers 1800, puissance scientifique, militaire et colonisatrice sans exemple dans l’histoire, lequel, déjà déclinant, devrait finir vers 2050, engendrant une nouvelle religion. Cet empire comprendrait les deux Amériques, l’Europe et l’Afrique noire non musulmane.
A l’empire occidental s’opposeraient la Chine, l’Inde et l’Islam, et probablement la Russie. Martinez-Gros voit bien que la sédentarisation et l’attrait du mode de vie occidental sont favorables au mondialisme: urbanisation, scolarisation des filles, pacification, diminution de la taille des familles, vieillissement et augmentation des dépenses de santé et de soins pour les aînés. La fécondité baisse aussi en Chine, en Corée, en Turquie, en Iran, en Inde du Sud. Seule l’Afrique croîtra encore durant quelques décennies. La sédentarisation s’accompagne du déclin de la combativité des peuples. L’empire occidental, pour lequel Martinez-Gros penche en fin de compte, mais aussi certaines nations importantes, sous-traitent déjà la peine de combattre à de petites nations, à des immigrés récents, à des mercenaires ou à des bandes armées. Les Etats-Unis et l’UE, son affidée, utilisent l’Ukraine contre la Russie. La Russie se sert de Wagner et des Tchétchènes. L’Iran engage les chiites d’Irak, du Liban et du Yémen.
La nouvelle religion de l’empire occidental s’enracinera-t-elle sur une religion existante?
Sans doute ni sur l’islam trop conquérant ni sur l’hindouisme, religion purement nationale. C’est surtout à une sorte de christianisme, peut-être mâtiné de bouddhisme, que la nouvelle religion empruntera certains traits. Elle fait beaucoup usage des notions de culpabilité et d’apocalypse. L’Occident reste tiers-mondiste alors que la Chine, l’Inde et l’Islam ont retrouvé une assise propre sans se référer à cette idéologie qui permet à l’Occident d’exercer une domination paradoxale par l’exportation de ses «valeurs». L’Occident se sent coupable et demande pardon. Il a provoqué des guerres mondiales. Raciste, il s’est enrichi en soumettant les Africains à l’esclavage. Il a pillé les ressources des pays pauvres et pollué la planète. Il sera puni. L’apocalypse vient. Comme l’islam et le christianisme à leurs débuts, la nouvelle religion pense que le Jugement dernier est tout proche. L’Occident est clérical, dit Martinez-Gros. L’empire occidental, qui ne peut plus vaincre par les armes, doit l’emporter grâce aux principes de la religion nouvelle. Les intellectuels ont remplacé les moines et les clercs des temps anciens, ils se désintéressent tout autant qu’eux des implications politiques concrètes de leurs visions religieuses. Ils travaillent sur le plan des fins dernières et d’un nouveau monde possible. L’Europe et les Etats-Unis seront son cœur sédentaire et religieux, le pôle de l’énonciation des valeurs et anathèmes, comme Rome fut consacrée, dès les premiers siècles du Moyen Age, capitale de l’Eglise, après avoir été créatrice d’empire.
La religion nouvelle comporte trois dogmes en gestation: l’antiracisme et l’antisexisme; l’écologie; l’adoration des minorités, surtout des jeunes.
L’émancipation des Afro-Américains, la question noire, est cause nationale aux Etats-Unis depuis les années soixante du siècle passé. Après la guerre du Vietnam, un catéchisme culpabilisant fut adopté, triomphant dans la Californie de 1968. La victoire sur le communisme sans verser le sang renforça la position des clercs américains et donna à leurs luttes une portée universelle. C’était la fin de l’Histoire… Mais la question noire ne fut jamais résolue, reprenant plus intensément que jamais lors de l’épisode Black Lives Matter.
A cette cause s’ajoute celle des femmes et des minorités sexuelles. Elle rassemble la gauche américaine, les médias, Hollywood, les GAFAM et certains milieux néo-conservateurs, mais elle se heurte à un mur infranchissable. Les différences des sexes et des races sont des constantes irrémédiables de la nature humaine. Race et sexe ne peuvent pas ne pas être vus, mais le problème n’est plus biologique, il est devenu religieux. Transsexuels et métis deviennent les sentinelles avancées d’une humanité réconciliée d’avant la Chute, quand Adam et Eve n’avaient pas encore vu qu’ils étaient nus.
L’écologie aussi se veut universelle et pacifiste. Elle se moque des limites nationales. Ses revendications fondées sur une science militante et son discours en anglais délavé se répandent parmi les jeunesses occidentales, du Canada à l’Australie.
Les jeunes sont le troisième dogme en gestation. Dans un empire vieillissant, en recul économique, les jeunes se font rares, donc précieux. Ils seront l’une des minorités qui s’y imposeront. En démocratie, la majorité décide, mais dans un empire, les minorités soudées, cohérentes et fortes dictent la loi. On invoquera toujours les droits démocratiques, la citoyenneté et les valeurs: ce seront des leurres.
La nouvelle religion selon Martinez-Gros nous paraît sommaire et trop liée à la mode woke. Chez nous, une mixture du mensuel des églises romandes Réformés et du Matin Dimanche en serait une illustration parlante. Cette pâle hérésie chrétienne ne survivra pas à la fin de l’empire. Martinez-Gros, qui s’aperçoit de ce manque de profondeur et de consistance, finit par relativiser lui-même sa puissance prédictive en concluant ainsi son dernier essai: Nous sommes […] rendus à cette croisée des conflits et des incertitudes d’où sort l’imprévisible, c’est-à-dire l’histoire. Si l’histoire, c’est l’imprévisible, à quoi bon jouer au devin?
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Nous fédéralistes – Editorial, Félicien Monnier
- Les ordonnances discrétionnaires du Conseil fédéral – Jean-François Cavin
- L’éducation numérique dans le Canton de Vaud – Jean-François Pasche
- Compositeurs d’ici – Jean-François Cavin
- L’expérience, lumière ou boulet? – Olivier Delacrétaz
- Un peu de lumière, s’il vous plaît – Daniel Laufer
- L’Etat vit largement – Jean-François Cavin
- Chars Leopard: des réserves sur les réserves – Edouard Hediger
- La Suisse est neutre! – Le Coin du Ronchon