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L’éducation numérique dans le Canton de Vaud

Jean-François Pasche
La Nation n° 2222 10 mars 2023

L’éducation numérique est un programme lancé en 2018 sous la forme d’une phase pilote par le Département vaudois de la formation. Doté d’un crédit initial de 30 millions de francs approuvé par le Grand Conseil en 2019, il est en phase de déploiement général dans l’école vaudoise. Ce sont actuellement les plus petites classes qui sont concernées. Il est prévu que sa mise en place soit achevée à tous les niveaux de l’école obligatoire d’ici 2028. En décembre de l’année dernière, le Département de l’enseignement et de la formation professionnelle (DEF) annonçait le début des démarches afin d’obtenir 48 millions supplémentaires pour atteindre cet objectif.

Le DEF définit cette éducation numérique comme «la formation des élèves à la science informatique, à l’usage des outils numériques et à la citoyenneté numérique»1. Une autre formule aussi utilisée est «former au numérique par le numérique». Pour ce qui est de la science informatique, il s’agit d’enseigner l’algorithmique et le fonctionnement des ordinateurs. Une vidéo publiée sur Youtube par l’Etat de Vaud en novembre 2019 donne une idée de quoi il s’agit plus particulièrement2. On y voit des enfants de 3P (6-7 ans) apprendre les fondamentaux des algorithmes de tri. Ici, point d’ordinateurs ou autres appareils électroniques, c’est à travers un jeu que les instructions à exécuter pour effectuer un tri de nombres ou de couleurs sont simulées. Toutefois, cela ne semble être que la première étape d’un apprentissage de la science informatique. Le manuel d’éducation numérique pour le cycle 1 (1-4P) CODAGE, créé en 2020 avec la collaboration de l’EPFL, montre que de véritables activités de programmation avec des robots sont prévues.

Dans la vidéo mentionnée, Cesla Amarelle, alors encore en place à la tête de l’instruction publique vaudoise, explique que la science informatique «est un élément clef dont les enfants auront besoin non seulement pour évoluer dans leur environnement professionnel, mais aussi pour apprendre à penser, puis pour apprendre à critiquer». Une enseignante explique en outre que «c’est la magie de la machine à tri qui permettra petit à petit aux élèves de prendre conscience de ce qui se passe à l’intérieur d’un ordinateur». Et l’ex-ministre de conclure que «l’éducation numérique est essentielle pour les compétences dont les gens auront besoin au XXIe siècle».

Une seconde vidéo publiée en février 2022 montre un exemple d’éducation aux outils numériques avec des élèves de 7-8 ans. Là aussi, Cesla Amarelle est présente. Cette fois, les enfants disposent de tablettes. L’exercice consiste à modifier des photos avec les outils de base proposés par la marque Apple. Plus précisément, il s’agit de dessiner sur des photos, comme on pourrait le faire avec des stylos sur un imprimé. Ici, une «personne ressource» et une enseignante sont interrogées. La première explique que l’activité a pour but de «donner conscience aux enfants de l’environnement dans lequel ils vivent, que tout ce qu’on voit sur les écrans n’est pas vrai». La seconde ajoute que «le but est que les enfants se rendent compte que ce que l’on voit sur un écran ne reflète pas toujours la réalité, que des images peuvent faire peur sans pour autant être vraies».

Quant à la citoyenneté numérique, il faut remonter au site internet du Conseil de l’Europe pour en trouver une définition: «La citoyenneté numérique consiste essentiellement à apprendre à vivre en tant que citoyen dans la société hautement numérisée d’aujourd’hui»3. En gros, l’idée est que les dernières générations occidentales sont «natives au numérique», et qu’elles confient presque tout de leur vie aux services proposés sur internet, en particulier les réseaux sociaux. Dans la perspective de la citoyenneté numérique, il s’agit d’en prendre acte et de veiller à ce que l’accès aux technologies de l’information par internet soit garanti de manière égalitaire. Il n’est pas question de remettre en cause la dépendance à ces nouvelles technologies mais d’en prendre acte et d’influencer les enfants de telle sorte qu’ils les utilisent conformément à l’idéal démocratique libéral4.

Pour ce qui est de la science informatique, l’impression est que le DEF veut faire des élèves vaudois des connaisseurs, voire des spécialistes de l’informatique. Au détriment de quoi? C’est la première question à soulever. Ecologie, inclusion, cours de prévention divers aux dangers de la vie, palliatifs aux incuries de l’éducation parentale, le programme est déjà bien chargé pour l’école, sans compter qu’il y a tout de même quelques restes des enseignements traditionnels que l’on consent à maintenir. Or, l’officialité n’est pas claire sur ce qu’elle va sacrifier à l’informatique.

Quant à l’idée que la science informatique est indispensable au développement du sens critique, c’est tout bonnement absurde. L’informatique est un outil. Le sens critique demande des connaissances fondamentales, en histoire, français, géographie, dans les beaux-arts et en musique, en langues étrangères, en sciences naturelles et bien sûr en philosophie et en théologie. La science informatique ne fait que s’ajouter à cette liste de connaissances qu’il peut être utile d’avoir pour émettre un jugement équilibré. S’il fallait établir une hiérarchie entre ces dernières, la science informatique ne tiendrait certainement pas la première place. Irait-on sinon jusqu’à prétendre que l’humanité a dû attendre l’invention des ordinateurs pour qu’il lui soit enfin possible de réfléchir? Avant d’apprendre l’algorithmique, il est nécessaire d’apprendre à s’exprimer de manière correcte, d’apprendre son histoire, puis la philosophie, en bref tout ce que l’enseignement classique apporte.

Un autre élément qui nous laisse dubitatif est l’idée que l’éducation numérique est nécessaire pour bien évoluer dans son «environnement professionnel». Ici réside une confusion, car l’école publique n’a pas pour rôle la formation professionnelle. Cela sonne même étrange de parler de cela quand on est face à une classe d’enfants de 6 ans!

Par rapport à l’apprentissage des outils informatiques, la vidéo montre surtout qu’on apprend aux enfants qu’il est possible de gribouiller sur une image au moyen d’un iPad. Tout ça pour ça! On ferait mieux de leur apprendre à dessiner avec un crayon et du papier.

La cerise sur le gâteau reste l’utilisation du concept de citoyenneté numérique. En fait, il révèle la portée idéologique que cache l’éducation numérique à la sauce vaudoise. Derrière ce projet, il y a l’idée que le progrès technique est inéluctable et que tout ce qu’il apporte ne peut être remis en cause, car c’est le Progrès. Ne vaudrait-il pas mieux, face au développement technique et notamment à l’essor des intelligences artificielles, insister, surtout auprès des enfants, sur ce qu’ils sont capables de faire par eux-mêmes, sans être aidés de machines? On pourrait par exemple leur enseigner, à travers l’histoire et les chefs-d’œuvre de la civilisation européenne, que l’utilisation de l’image pour faire passer un message n’est pas nouvelle.

Notons enfin que M. Borloz, le nouveau chef à la tête du Département de la formation, semble déterminé à poursuivre la mise en place de l’éducation numérique. Dans le journal du PLR vaudois d’octobre 2022, il prend clairement position en ce sens. Pour lui, il s’agit d’éviter que «l’école se dissocie de ce qui se joue dans la société». Ainsi, la dimension idéologique de sa vision est clairement exprimée. Le numérique, cela ne se discute pas, car c’est le progrès! En outre, il insiste sur le besoin de main-d’œuvre dans le secteur informatique, comme si c’était le rôle de l’école de s’attaquer directement à ce problème. Certes le DEF comprend aussi la formation professionnelle, mais on attend de son chef qu’il ne fasse pas de confusion avec l’école obligatoire.

Du côté des instituteurs, une résistance au mouvement s’est manifestée par une pétition lancée début octobre 2022 par le Syndicat des services publics. Elle demande «un gel de la généralisation du projet d’éducation numérique déployé dans les écoles vaudoises»5, le temps de peser les avantages et les inconvénients du numérique dans la pédagogie.

De notre côté, l’idée d’introduire la science informatique à un âge où l’on ne sait pas encore bien compter nous paraît saugrenu. Cela pourrait se faire plus tard, vers les 12 ans, lorsque les bases des mathématiques sont bien posées. Cependant, au vu des millions déjà engagés, nous voyons mal le DEF faire marche arrière. C’est pourtant ce qu’il devrait faire, revoir sa copie!

Notes:

1      https://www.vd.ch/toutes-les-autorites/departements/departement-de-lenseignement-et-de-la-formation-professionnelle-def/actualites/news/i-leducation-numerique-entre-dans-sa-deuxieme-phase

2     https://youtu.be/U7FWon9d3Mw

3     https://www.coe.int/fr/web/digital-citizenship-education/educators

4     Un manuel d’éducation à la citoyenneté numérique disponible sur internet est édifiant à ce sujet: (https://rm.coe.int/prems-047719-fra-2511-handbook-for-schools-web-16x24/168098f322).

5     https://vaud.ssp-vpod.ch/news/2022/petition-ecole-numerique-stop-a-la-fuite-en-avant/

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