L’expérience, lumière ou boulet?
En étudiant un certain nombre d’événements analogues, c’est-à-dire à la fois semblables et différents, on peut en déduire quelques règles qui nous préparent à mieux aborder les événements ultérieurs. C’est ce qu’on appelle l’expérience.
Pour croire que cette expérience est utile, il faut bien entendu être convaincu qu’il existe une nature stable des choses et que, même sous les soubresauts les plus spectaculaires de l’histoire, ce sont les mêmes mécanismes qui restent à l’œuvre.
M. Regamey était d’avis que l’expérience des échecs est beaucoup plus profitable que celle des réussites. L’échec met en lumière les déterminismes qui s’enchaînent inexorablement à partir d’erreurs d’appréciation, de décisions inappropriées et d’influences extérieures non maîtrisées. On remonte sans problèmes des effets aux causes. Et on apprend.
Le succès est d’un autre ordre. C’est une synthèse qui crée une situation nouvelle. Les éléments en jeu – la situation précédente, la personnalité et l’engagement des partisans, les actions des adversaires, les moyens financiers à disposition, ainsi que ces influences impalpables qu’on regroupe sous le nom générique de «chance» – sont jugés du point de vue de la réussite finale. Cela dissuade les vainqueurs d’identifier leurs erreurs… puisqu’elles n’ont pas eu de conséquences. Elles pourraient pourtant en avoir, et de lourdes, lors d’une prochaine occasion.
Doit-on aller au-delà et affirmer que l’expérience pourrait nous inspirer des idées originales? On peut en débattre. Il nous semble en tout cas que les créateurs ont autant de peine, ou de facilité, à créer, écrire, peindre, composer à tous les âges de leur vie, que la crainte de la stérilité leur est toujours aussi présente et que la nouveauté irréductible de chacune de leurs créations advient toujours aussi mystérieusement.
Disons, pour l’heure, que l’expérience est avant tout une somme raisonnée d’erreurs et d’accidents dont on a tiré la leçon et qui crée un milieu favorable à l’action inventive. La personne d’expérience saura d’emblée que telle solution est stérile, que telle autre va engendrer des dommages collatéraux, qu’une troisième demande des moyens dont elle ne dispose pas. Cette connaissance empirique lui épargne beaucoup de temps, de peine et d’argent. Le néophyte ne sait pas ces choses, ou seulement théoriquement. Il ne les saura vraiment qu’après les avoir expérimentées dans la douleur de l’échec.
Certains amis de M. Regamey le soupçonnaient même de préférer l’échec et ses austères leçons à l’épaisse satisfaction de la réussite. Mais ce n’est pas prouvé.
Insistons: l’expérience n’est pas seulement une collection d’événements qu’on mémorise et interprète. Elle est aussi une appropriation en profondeur de la réalité, qui se manifeste sous la forme, non d’un raisonnement, mais d’un sentiment global. Sans très bien savoir pourquoi, on éprouve une certitude: «Ça va marcher!» ou «C’est impossible!»
A certains de nos contemporains, l’expérience du passé n’enseigne rien. C’est notamment le cas de ces enseignants qui soutiennent toutes les réformes quand elles ne sont que des projets, et les rejettent toutes quand elles sont effectives et qu’il est trop tard. Ils sont et continueront d’être tout ensemble progressistes face à l’avenir et réactionnaires face au présent. De même, l’expérience du «communisme réel» et de ses monstruosités n’empêche pas les partis communistes de s’obstiner à exister. Et de même encore, l’expérience des vingt années de désordre et de tensions que nous a valu la réforme technocratique et centralisatrice «Eglise à venir» ne nous a apparemment pas encore convaincus que cette voie est sans issue.
Si l’on se place dans la perspective d’un progrès général de l’humanité, où rien ne dure, où tout, même la logique, change et s’améliore continuellement, alors l’expérience du passé ne sert de rien. Elle n’est que la description d’un jeu de causes et d’effets, sans doute utile pour connaître une époque révolue, mais sans vertu pédagogique pour aujourd’hui. Elle n’est qu’une écrasante accumulation de conceptions caduques et de procédures dépassées. En d’autres termes, pour qui veut agir dans le sens du Progrès, l’expérience est un boulet. Il est plus expédient de s’en désencombrer et de repartir à zéro.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Nous fédéralistes – Editorial, Félicien Monnier
- Les ordonnances discrétionnaires du Conseil fédéral – Jean-François Cavin
- L’éducation numérique dans le Canton de Vaud – Jean-François Pasche
- Compositeurs d’ici – Jean-François Cavin
- Un peu de lumière, s’il vous plaît – Daniel Laufer
- L’Etat vit largement – Jean-François Cavin
- Une nouvelle religion? – Jacques Perrin
- Chars Leopard: des réserves sur les réserves – Edouard Hediger
- La Suisse est neutre! – Le Coin du Ronchon