Quel régime pour le Pays de Vaud?
(Cahiers de la Renaissance vaudoise Nos 4, 9, 10, 12, 1927-1929)
Nous avons vu, dans le premier cahier, les limites et les inconvénients qu’oppose Marcel Regamey à la démocratie, dont les critères ne pouvaient convenir au Pays de Vaud. Comme référencé dans l’article susmentionné, sa doctrine va évoluer pour imbriquer le pouvoir personnel dans le patrimoine vaudois. Se penchant sur l’histoire particulière du Canton, il s’aperçut à quel point elle n’avait rien en commun avec celle des Confédérés les plus primitifs. C’est paradoxalement sous l’impulsion de l’Action française de l’époque que les premiers membres d’Ordre et Tradition (ancienne Ligue vaudoise) seront conduits à mieux se pencher sur l’histoire vaudoise et ses particularités.
L’empirisme organisateur, doctrine chère à Charles Maurras, conduit la philosophie de Marcel Regamey. Empirisme: se baser sur les faits, utiliser l’histoire tel un grand laboratoire d’expérience. Organisateur: trouver les effets désirables de certains faits, leurs causes, et ainsi les reproduire.
Il distingue, dans sa doctrine, le régime despotique – au souverain sans limite – du régime féodal – lien social forgé par un contrat sur la base d’une vertu morale – et du régime modéré (ou classique), dans lequel un souverain arbitre les conflits mais où des groupes locaux sont indépendants de son autorité. Dans chaque type de régime, le pouvoir peut être personnel ou républicain, polyarchique. Ainsi, une dictature personnelle est celle de l’Empire romain et byzantin depuis Dioclétien. Une république modérée convient au système de la Berne de l’Ancien Régime.
La Suisse dans son histoire interdit le despotisme, premièrement parce qu’elle est une union d’Etats-nations souverains sans Césarisme du Pape ou de l’Empereur. Secondement, son christianisme occidental l’en protège quasi naturellement.
Une fois ces considérations doctrinales digérées, celles-ci sont appliquées aux cantons suisses d’avant 1789 et il y a lieu d’en distinguer quatre types avant la Révolution.
D’abord, les Etats montagnards, dont le régime est communal et seigneurial (Waldstätten, Grisons, Valais).
Ensuite, les villes sans territoires importants, dont le régime communal est à tendance bourgeoise et financière (Genève, Bâle, Zoug).
Puis les villes dominant un territoire, qui sont des républiques modérées avec un reste plus ou moins important de régime communal (Berne, Fribourg, Lucerne, Soleure).
Enfin, les monarchies ecclésiastiques de type féodal, comme Bâle/Porrentruy ou St-Gall/Engelberg.
Notons en complément que Zurich est à analyser à cheval entre le deuxième et le troisième type et que Neuchâtel propose un régime monarchique et communal.
En comparaison avec les autres cantons, M. Regamey conclut que le Pays de Vaud s’arrangerait bien d’un régime modéré et d’un gouvernement personnel. Il constate en effet que Lausanne n’est nullement une capitale ou même le centre, mais seulement la ville la plus populeuse. Or, sans véritable concentration intellectuelle, un Etat ne peut se réunir territorialement et fonder une élite aristocratique.
De petites élites locales, il s’en forme dans tous les coins du Canton, et l’on ne pourrait en résumer l’émulation qu’à la ville de Lausanne. Quand un centre névralgique fait défaut, le gouvernement personnel compense le manque de concentration induite, sans forcer un Etat naturellement décentralisé à se tourner vers son cœur.
Il y a lieu, maintenant que les bases d’un pouvoir personnel modéré sont posées comme prémisse d’un gouvernement vaudois idéal, d’en identifier les institutions internes.
Premièrement, l’Etat se dote, à la place de son Grand Conseil, d’une Chambre des Communes. Une commune est un ensemble de chefs de famille, que ce soit le père ou la mère, dont les membres les plus imposés possèdent un droit de veto sur les dépenses. Composée d’un délégué élu par commune, dont la force du vote est calculée d’après la qualité d’imposition de la commune représentée, la Chambre aurait comme compétence de fixer l’impôt et les dépenses et de voter les intérêts publics cantonaux.
Ensuite, une corporation est mise en place parallèlement à la Chambre des communes. Tous les travailleurs, peu importe leur âge et leur sexe, peuvent librement la quitter et disposent du droit de vote et d’une voix. La corporation traite bien sûr des règles internes de son métier; elle désigne également, par l’élection, des représentants aux Chambres coopératives.
Ces dernières sont au nombre de quatre et leur taille est proportionnelle au nombre de travailleurs: l’Agriculture et le Vignoble, le Commerce et les Artisans, l’Industrie, ainsi que les Professions libérales. Les quatre Chambres réunies forment les Etats de Vaud. Chaque changement constitutionnel proposé par l’exécutif doit être validé par ceux-ci, et toute loi privée peut être invalidée par leur veto. De plus, chaque Chambre peut émettre des propositions de lois la concernant. Si l’Etat propose une loi impactant de près ou de loin une Chambre, celle-ci doit obligatoirement être consultée.
Enfin, le Gouvernement ne doit être élu ni par les communes, ni par les corporations, ni par les particuliers. La démocratie est critiquée quant à son côté déresponsabilisant pour l’élu («le peuple m’a élu») et son industrie partisane, recherchant la réélection au détriment du bien commun. Dans ce cadre, la représentation du peuple est trop souvent une fiction. Le pouvoir souverain, qui n’est pas omnipotent, est maître en son ordre. Ses compétences, préalablement délimitées comme tous les autres pouvoirs, seront détenues par le Gouverneur. Celui-ci serait issu d’un pouvoir viager mais non-héréditaire en droit. Il serait désigné par le Pouvoir de fait qui choisirait son Gouverneur, et ce dernier soumet le choix de son successeur présomptif aux Chambres. Il nomme les membres de son Conseil d’Etat qui sont en fait ses ministres.
Ce pouvoir, exécutif et personnel, connaît trois limites principales. D’abord, les quatre Chambres de métiers peuvent appliquer un veto contre une loi influençant leurs droits privés. Ensuite, une seule des quatre Chambres peut appliquer un droit de veto sur un article constitutionnel vaudois. Enfin, le Conseil d’Etat dispose lui aussi du droit de veto et d’élaboration de lois constitutionnelles.
Les régions, chères à Marcel Regamey, connaissent des compétences propres. Le pouvoir judiciaire ne doit pas être entièrement refondu, mais il ne peut être élu par le pouvoir politique, son indépendance doit être totale.
Nous nous pencherons sur les questions fédérales dans un autre article, mais le grand cheval de bataille de M. Regamey, à ce niveau de pouvoir, est d’appliquer un fédéralisme différencié. Celui-ci permet à chaque Canton de choisir lui-même ce qu’il garde comme compétences et ce qu’il cède à la Confédération.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Droit de vote des étrangers 1/2: les initiants – Editorial, Félicien Monnier
- D’Ilya Ehrenbourg à Blaise Hoffmann – Daniel Laufer
- Néo-étatisme – Olivier Delacrétaz
- Référendum LPP: l’arithmétique à Bonzon des syndicats – Antoine Rochat
- Contre l’alignement de la Suisse – Lionel Hort
- Obstination – Jacques Perrin
- Occident express 114 – David Laufer
- Actualités historiques urbigènes – Rédaction
- Boire ou ne pas boire, il faut choisir – Le Coin du Ronchon