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Occident express 114

David Laufer
La Nation n° 2234 25 août 2023

Ma ville est traversée par une puissante rivière, la Save, qui vient de Slovénie et patiente jusqu’à Belgrade pour s’y confondre avec le Danube. De l’autre côté de la Save, c’est une plaine perpétuellement inondée que Tito a drainée et transformée en Nouveau Belgrade. Certaines barres d’immeubles de cet arrondissement sont tout simplement magnifiques, exemplaires de cette architecture des années soixante et septante que l’on appelle brutaliste, d’une audace communicative. Elles ont survécu à l’effondrement de la Yougoslavie et aux sanctions et au bombardement de l’OTAN et aux crises économiques. Non sans cicatrices toutefois. Les photos de l’époque montrent de brillants vaisseaux de béton naviguant sur des plaines encore désertes, de jeunes familles s’émerveillant devant tant de modernité et de confort. Plusieurs décennies plus tard, les façades autrefois uniformes et équilibrées selon un plan précis sont à peine reconnaissables, couvertes de moteurs à air conditionné, les balcons parfois équipés de fenêtres en plastique, parfois repeints selon les moyens de l’occupant. Il en résulte une impression de bidonville vertical. Lorsque j’ai découvert Belgrade, j’avais ces bâtiments en horreur. Ils évoquaient pour moi Orwell, un monde post-apocalyptique et post-démocratique, une dystopie bien trop réelle. Avec les années, j’ai appris à les lire, exactement comme un livre d’histoire. Ces façades racontent une histoire en effet. Leur construction en avait fait de véritables monuments d’espoir dans un système réputé plus vertueux et plus solide que tous les autres. Et puis, presque d’un seul coup, le système s’était effondré. Les habitants de ces barres étaient fiers de vivre dans cet univers moderne, reflet d’une aspiration collective à un avenir meilleur. Et voilà qu’on leur disait soudain: ne comptez plus sur personne, méfiez-vous de tout le monde et tâchez de vous en sortir tout seuls. Alors ils s’y étaient faits, avec une rapidité déconcertante. Aujourd’hui, je demande à cette génération: comment avez-vous fait lorsque les salaires n’ont plus été payés et que les magasins se sont vidés? Et je reçois la même réponse chaque fois: je ne sais pas, on a survécu, je ne sais pas comment, on n’avait pas le choix. Ces immeubles sont le visage de cette survie, la métaphore de toute une histoire. La Yougoslavie, c’était un grand vaisseau de béton tout neuf et uniforme et, dépendant de l’angle sous lequel on le contemplait, merveilleux. Le rêve s’est brisé, l’Etat s’est discrédité, l’avenir meilleur s’est évaporé. Alors on a fait comme on a pu, on s’est privé, on a colmaté les brèches. Mais on est resté ensemble.

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