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La mort de l'affiche

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2237 6 octobre 2023

Le 23 mars dernier, Genève rejetait de peu (52%) l’initiative «Zéro Pub», qui voulait «libérer Genève de l’affichage publicitaire commercial!» Il faut réduire la place de l’affichage public et interdire les affiches commerciales, voilà la tendance générale. La commune genevoise de Vernier, par exemple, a interdit les affiches commerciales sur la place publique. Sur ses cent septante-deux panneaux d’affichage, elle n’en a conservé qu’une vingtaine, réservés aux manifestations culturelles et sportives, ainsi qu’à «l’expression artistique et citoyenne». L’idée intéresse, paraît-il, le Mont, Yverdon-les-Bains, Vevey, Prilly, Neuchâtel et pas mal d’autres villes suisses et européennes.

Il y a bien des années, la Société générale d’affichage avait déjà supprimé un grand nombre de panneaux d’affichages en dehors des villes. Nous l’avions regretté, car les affiches, plaisantes ou non, sont la partie la plus colorée de la vie publique.

Cette censure est morale. Elle repose sur l’idée que le culturel, c’est bien, tandis que le commercial, c’est vilain. Celui qui veut faire connaître et acheter ses produits est un capitaliste mu par le seul appât du gain. De plus, le citoyen moyen est un âne qui se rue sans réfléchir sur le foin mensonger des publicitaires et consomme frénétiquement, sans jamais penser à la planète, au climat et, d’ailleurs, à sa propre personne. Il faut donc le protéger contre lui-même.

La «Commission cantonale sur la publicité sexiste» désire elle aussi purifier nos rues. Elle a obtenu de Lausanne qu’elle fasse disparaître une affiche triple vantant la Toyota Prius. On y voit l’engin au second plan, le premier étant occupé par une dame en robe longue, ouverte assez haut pour laisser passer une bonne partie de la jambe gauche, repliée à angle presque droit. La Commission parle d’une «position suggestive» et d’«une représentation purement décorative». Oui sans doute, et coller une femme plus ou moins dénudée sur n’importe quel produit pour le rendre attractif ne témoigne pas d’une inspiration très novatrice. Mais cela appelle-t-il une interdiction?

En réalité, la distinction entre le culturel et le commercial n’est pas toujours aussi claire que le prétendent nos directeurs de conscience autoproclamés. L’affiche publicitaire est un mixte des deux. Ma première émotion esthétique, j’avais cinq ou six ans, est due à une affiche commerciale fascinante: sur un fond sombre, un personnage blafard, habillé en vert, penché en arrière, marche à grand pas. Ses pieds sont pointus. Ses bras pressent deux gros paquets beiges contre sa poitrine et il crache du feu. Plus tard, j’apprendrais que l’affiche vantait les mérites de l’ouate thermogène, produit miracle contre la toux, les rhumatismes et les points de côté. Son auteur, Leonetto Cappiello, dont les travaux méritent un détour par internet, était donc un artiste rémunéré pour induire les malades à acquérir des paquets d’ouate thermogène. Et c’est dans le même état d’esprit vénal que les séduisantes créatures du peintre Alphonse Mucha proposaient au passant un azurant optique pour la lessive, le tabac Job, le champagne Moët et Chandon et les Cycles «Perfecta».

Chacun garde probablement le souvenir de quelque excellente affiche qui l’a marqué, celle, rougeoyante sur fond noir, des briquettes «Union», celle de l’«Etoile du Léman» réalisée par Pierre Monnerat pour la société vinicole de Perroy, celle d’André Paul pour la Compagnie générale de navigation ou celle, dont j’ignore l’auteur, montrant un verre de Salvagnin posé sur une borne aux armes vaudoises. Là encore, il s’agissait d’affichages commerciaux, que Vernier-la-pure et toutes les villes qui méprisent le commerce et les commerçants auraient interdits, malgré leur portée culturelle indéniable.

L’équivoque inverse n’est pas moins grande en ce qui concerne les affiches culturelles. Dans les années 1980 et 1990, Lausanne aura profité des nombreuses affiches réalisées pour la Cinémathèque suisse par Werner Jeker, dont l’influence se fait sentir aujourd’hui encore. Or, si les affiches de Jeker rendaient nos rues plus belles, elles avaient aussi la fonction d’attirer le monde à la cinémathèque. Le commercial n’était pas absent.

L’affiche est un miroir de la société. Les grandes époques de l’affiche correspondent à des périodes où le Canton et la Suisse étaient sûrs d’eux-mêmes, conquérants, industrieux, créatifs. Et c’est dans cet esprit qu’Herbert Leupin, Aloïs Carigiet, Hans Erni, Celestino Piatti, Roger Geiser et combien d’autres ont réalisé des chefs-d’œuvre. Notre aujourd’hui est rationaliste et craintif. Ses affiches commerciales, soumises aux diktats des statisticiens et de la com’ scientifique, sont en général plates et dénuées d’invention, à l’image de celle de la Prius. Mais la publicité décalée de Galaxus, par exemple, offre parfois au public des affiches assez drôles qui nous en consolent.

Que restera-t-il, dans nos rues désormais préservées du mal? Les affiches électorales, bien sûr, où des photographes sournois s’échinent à donner des bobines d’ahuri ou de repris de justice aux plus présentables des candidats; les affiches de l’Office fédéral de la santé publique, sur le gras, le sel, les «parts de fruits et de légumes», le bio, la marche à pied et les viandes de synthèse; les affiches morales, comme celles, pathétiquement ternes, de la «Commission communale contre le harcèlement de rue» de Payerne; la toute nouvelle et ringardissime affiche des Jeunesses socialistes suisses, qui réussit la synthèse parfaite des esthétiques fasciste et communiste; quelques graffitis et affichages sauvages, le panneau «la police tue» à César-Roux, peut-être même des concours de dessins d’enfants. C’est beau, la vertu!

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