Le déchaînement du désordre
Le plus grand bien, pour un pays, c’est la paix, soit, selon saint Augustin, «la tranquillité de l’ordre». Pas l’ordre imposé d’un dictateur, ni l’ordre colonial d’un occupant étranger, mais l’ordre calme et intériorisé des mœurs, l’ajustement, dans le temps long, des relations des hommes et de leurs activités dans le cadre d’institutions durables.
La guerre, soit le déchaînement du désordre, c’est le plus grand mal. Aussi les nations s’efforcent-elles d’en diminuer les horreurs en s’obligeant à certaines restrictions: armes interdites, cibles intouchables, protection des civils, traitement correct des prisonniers. Aujourd’hui, les civils, les ambulances, les hôpitaux et les prisonniers sont aussi malmenés que les combattants.
Il existe aussi une doctrine de la «guerre juste», développée par l’Eglise au cours des siècles. La première condition pour qu’on puisse parler d’une guerre juste est qu’elle soit déclarée par le chef légitime de l’Etat; la seconde, c’est que la cause soit juste, c’est-à-dire que l’ennemi potentiel cause ou s’apprête à causer au pays un tort grave, durable et évident; la troisième, c’est que l’Etat déclare la guerre dans une intention droite, tout autre moyen ayant échoué, qu’il recoure à des moyens proportionnés et qu’il envisage de conclure sa victoire par une paix équitable. Cette tentative de mettre un peu d’ordre dans la guerre fonctionne tant bien que mal quand les parties au conflit reconnaissent une certaine autorité à l’Eglise. On en est loin.
La guerre inflige à l’homme et à la société des dégâts sociaux, psychologiques et matériels auprès desquels les troubles causés par le Covid sont dérisoires. On le constate tous les jours à la télévision. Les dégâts ne sont pas moindres dans le domaine politique. En particulier, l’urgence devient le mode normal de gouvernement, ce qui ne laisse guère de place aux liberté personnelles, aux souverainetés cantonales et à l’autonomie des groupements intermédiaires. Ce n’est pas forcément injustifié, ça n’en est pas moins un mal.
Certaines guerres ont un but précis, conquérir un territoire, par exemple, ou éradiquer un groupe de terroristes. Ce sont des objectifs limités. Et ces limites orientent et cadrent un peu les opérations militaires et freinent leur développement. C’est du moins vrai tant que le but originel reste principal, ce qui n’est certes pas toujours le cas, tant la guerre échappe facilement à ceux qui l’ont déclarée.
Les guerres conduites au nom de «valeurs» morales ou spirituelles sont les pires. C’est normal: quand on combat le mal lui-même, on ne peut vouloir que son écrasement total et définitif. De plus, par un curieux renversement logique, la générosité même de la cause invoquée autorise le recours aux moyens les plus barbares et les plus disproportionnés. De plus, encore, l’extension du conflit devient désirable en soi, parce qu’elle manifeste l’unité de la civilisation face au mal. La communication dominante énonce qui doit être haï d’une juste haine et qui doit être absous les yeux fermés. Poser la moindre question sur ces jugements convenus, ne pas se joindre à l’effort militaire général, pire, envisager la paix avant que le processus de purification ne soit achevé, c’est pactiser avec le diable. Comme le dit Jacques Pilet dans son dernier éditorial1, la paix est un «mot devenu tabou», même pour l’Organisation des Nations Unies.
Le président Emmanuel Macron contribue à cette perte croissante de maîtrise quand il suggère l’envoi en Ukraine de troupes françaises et européennes. Il est un peu en avance, comme l’ont montré les protestations de ses alliés, mais pour combien de temps?
Placés dans une perspective purement émotionnelle, beaucoup proclament d’un même mouvement leur horreur absolue de la guerre et leur certitude absolue qu’il faut la durcir. La conclusion d’un article de M. Christophe Passer2 illustre caricaturalement cette contradiction: En pariant sur Macron et l’Ukraine, on lutterait pour des libertés, pour nous, pour une certaine idée des hommes. Et aussi pour ces bébés gris parce que morts. Assassinés par Poutine comme des chiens, leurs flaques de sang par terre, là-bas, à Marioupol. Ne me parlez pas de neutralité. Choisissez. La figure de la belle âme, en pleine effusion belliciste, qui envoie ses concitoyens au casse-pipe est un grand classique de la modernité. Elle n’en témoigne pas moins d’une irresponsabilité choquante.
Après s’être rallié aux mesures et aux condamnations diverses de l’Union européenne, le Conseil fédéral va-t-il la suivre dans cette escalade de violences croisées et d’aveuglement semi-volontaire? Ou va-t-il revenir à la neutralité armée, sachant que cette politique a toujours correspondu à l’intérêt de la Confédération et des Cantons? Ce devrait être une évidence, car c’est de cet intérêt seul que le Conseil fédéral est comptable. Et c’est dans cette perspective seule qu’il doit juger l’évolution d’une situation dont on est en train de perdre le contrôle.
Notes:
1 «Et si Macron avait posé une bonne question», Bon pour la tête du 1er mars 2024.
2 «Si tu veux la paix, un pari de Pascal», Le Matin Dimanche du 3 mars 2024.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Zones – Editorial, Cédric Cossy
- Oui à des impôts équitables pour les couples mariés – Olivier Klunge
- Prévention… quand tu nous gouvernes – Jean-Hugues Busslinger
- Voyage dans les archives cantonales – Colin Schmutz
- Notre neutralité – Jean-Blaise Rochat
- Nicolas de Staël en majesté à la Fondation de l’Hermitage – Yves Guignard
- Ivre de joie? C’est interdit! – Jean-François Cavin
- Réinventez-vous! – Jacques Perrin
- L’espace public appartient à tous – Jean-François Cavin
- Une fois NON et une fois OUI – Le Coin du Ronchon