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Occident express 124

David Laufer
La Nation n° 2254 31 mai 2024

En y arrivant, on se croirait parvenu au rivage des Syrtes, un bourg assoupi, égaré dans une marche lointaine. Des rues constellées de nids-de-poule suinte et vous enveloppe un ennui presque matériel. C’est Shid, à la frontière serbo-croate, dans le Srem plat et lourd. Je savais que Shid existait mais j’avais jusqu’à présent produit suffisamment d’efforts pour ne pas devoir me confronter à cette ville-rue parmi tant d’autres ville-rues qui jonchent cette région autrefois hongroise. Après une heure de voiture depuis Belgrade, j’ai reconnu l’atmosphère des tableaux du citoyen le plus célèbre de Shid, le peintre Sava Shoumanovitch. Pas grand-chose n’a changé dans la petite ville depuis son exécution sommaire en 1942. Tout est resté fidèle à ses compositions: les mêmes rues longées de maisons à pignons, rythmées par des tilleuls et des poteaux télégraphiques, bordées de petits bancs de bois sur lesquels se taisent les grands-mères. Alentour, la campagne n’est ni plate comme la Vojvodine du nord, ni ondulante comme la Shoumadija du sud, elle est plutôt comme une nappe mal repassée, les champs de tournesols et de maïs en délimitent les plis. A quelques kilomètres au sud, l’autoroute est balafrée par une des frontières les plus congestionnées d’Europe, point de transit obligé vers l’Union pour tous les camions venus de Turquie ou de Grèce et qui, hiver comme été, du côté serbe comme du côté croate, y forment un bouchon continu. Au nord, tout près, en boucles baroques et bordé de platanes aux troncs bulbeux, le Danube parvient se glisser, python visqueux dans ses marais. Selon que l’on se trouve sur sa rive orientale ou occidentale, on sera orthodoxe ou catholique, russophile ou germanophile, ce dont les gras silures et les sandres vaseux se moquent en silence. Plus personne ne veut vivre à Shid. Les jeunes la fuient comme si on venait d’y annoncer la présence de la peste bubonique. En dix ans, plus de 10% de sa population a quitté Shid. On va en Allemagne, essentiellement, pour y monter des voitures et des lave-linges, la même Allemagne qui s’était aventurée en 1941 dans les rues de Shid, devancée par ses vassaux croates, pour réduire à néant tout ce qui en faisait le charme et la prospérité. Pour tuer Sava Shoumanovitch, sans procès, sans haine, parce qu’il était serbe. En déjeunant à Montparnasse il y a quelques jours, à la Coupole, je me suis retourné et j’ai levé les yeux vers le pilier carré qui se trouvait dans mon dos. Les baigneuses nues que Shoumanovitch y a peintes en 1927 sont toujours là, les vendeuses de poissons et de fruits aussi. Je les ai immédiatement reconnues comme de vieilles amies. Le style de Sava n’est pas le plus élégant, mais il est immanquable. Personne ne sait qui est Shoumanovitch à Paris ou à la Coupole. Personne ne sait qu’il vient de Shid, personne ne peut indiquer où se trouve Shid, et personne ne connaît les rues désœuvrées, les maisons à pignons délaissées de Shid. A Paris, tout cela n’a d’importance pour personne. Pour personne, sauf pour moi.

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