Vie de château
Peut-être éprouvez-vous de la peine et de la compassion pour les populations civiles touchées par les affres de la guerre, en particulier dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, ou dans celui qui oppose Israël et la Palestine. Eh bien dites-vous qu’il y a apparemment bien pire. Vous en doutez? La presse helvétique – à défaut des plus grands quotidiens mondiaux – a largement évoqué, il y a quelques jours, les conditions «inhumaines et dégradantes» (sic) qui régneraient à la prison de Porrentruy.
Reconnaissons que ces adjectifs sans nuance n’émanent pas des journalistes eux-mêmes, mais de la très sérieuse Commission nationale (entendez: fédérale) pour la prévention de la torture, et de sa présidente, Mme Martine Caroni, diplômée de l’université américaine de Yale. Vous avez dit: torture? Quel genre de torture pratique-t-on dans la prison ajoulote? Les détenus sont-ils soumis au supplice de la Saint-Martin (bouillon de légumes, gelée, boudin à la crème, grillades, atriaux, rôti, choucroute garnie, crème brûlée, gâteau «totché» et beignets, le tout arrosé de damassine)?
Il semble que ce soit pire que ça: les distingués juristes de la Berne fédérale se déclarent «consternés» (re-sic) par le fait que les quatorze prisonniers présents n’ont pas la possibilité de se promener à l’air libre, et parce que le local médical est surveillé par vidéo (floutée). Vu sous cet angle, il est indéniable que les personnes dont les habitations ont été détruites par les bombes ont beaucoup moins à se plaindre.
On relèvera encore cette curieuse chronologie: la visite des commissaires fédéraux à la prison de Porrentruy s’est déroulée le 16 août 2023. La lettre courroucée de Mme Caroni au gouvernement jurassien est datée du 6 décembre 2023 (presque quatre mois pour rédiger six pages…) et un entretien bilatéral a ensuite eu lieu le 5 février 2024. Pourquoi alors rédiger un communiqué de presse le 21 mai 2024, sans lien avec l’actualité?
Peut-être parce que, entre-temps, les commissaires fédéraux ont reçu une réponse admirablement souveraine du gouvernement jurassien, qui, sans se laisser impressionner, aurait expliqué que les conditions de détention étaient certes «insatisfaisantes» mais qu’il s’agissait «d’un château historique protégé» et qu’en attendant la construction d’une autre prison «une fermeture immédiate n’est pas envisageable». (On aurait pu ajouter que, contrairement au Monopoly, le passage par la case «prison» n’est généralement pas une fatalité pour des citoyens un tant soit peu convenables.)
En attendant, voici le vrai titre que les commissaires fédéraux et leurs relais journalistiques ne voulaient pas que vous lisiez: A Porrentruy, les détenus mènent la vie de château !
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le regard qui blesse – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Alter-européismes – Benjamin Ansermet
- Vaincre la peur – Jean-François Cavin
- On nous écrit – On nous écrit, Bertrand de Felice
- Occident express 124 – David Laufer
- Aspects de l’étatisation progressive de la société sur le plan fédéral – Jean-Hugues Busslinger
- Genre: des chiffres pour relativiser certaines modes – Jacques-André Haury
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Qui veut la peau de Roger Pouivet? – Jacques Perrin
- La fête à Doret – Frédéric Monnier