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Le regard qui blesse

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2254 31 mai 2024

Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard sur celle... Oh
! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace
!

Cyrano de Bergerac

 

Les militantes féministes donnent beaucoup d’importance aux «micro-agressions» masculines, gestes vulgaires, frôlement fugace, sifflotement de maquignon, regard collant, anecdotes grivoises. Faut-il se contenter de hausser les épaules et de passer? Ce n’est pas l’avis de Cyrano, qui réagit violemment au coup d’œil concupiscent que l’acteur Montfleury ose jeter sur Roxane. Il crée un scandale spectaculaire en interrompant la représentation de La Clorise au moment où l’histrion entre en scène.

En amoureux sensible, Cyrano sait que le regard exprime parfaitement le meilleur et le pire de ce qu’on ressent au fond de soi-même, l’admiration, le mépris, le dégoût, le désir, la soumission, la volonté de conquête. Le regard peut être le vecteur insidieux, brutal – visqueux dans le cas de Montfleury –, d’une intrusion dans l’intimité de son objet. Le regard peut être pétrifiant comme la Méduse, mortel comme le basilic.

S’il ne faut pas nier ou minimiser les sentiments d’irritation ou de dégoût causés par l’une ou l’autre de ces «micro-agressions», il faut tout de même conserver le sens des proportions. Telle micro-agression appelle la surdité simulée, telle autre un haussement d’épaule, une autre encore exige une réponse moqueuse ou cinglante, une dernière mérite une bonne claque ou un poing sur le nez. La dénonciation médiatique et la plainte pénale devraient être réservées aux véritables agressions. Pour sa part, Cyrano se contente d’interdire à Montfleury de se produire sur scène pendant un mois.

A voir l’usage qu’on fait aujourd’hui de la notion de «micro-agression», on a le sentiment qu’elle sert non pas à distinguer celle-ci des véritables agressions mais à étendre le champ de ces dernières jusqu’à l’infiniment petit. Cette omniprésence de l’agression inspire une mise en cause, non pas d’erreurs ou de dérives particulières, mais de la civilisation elle-même, tout entière définie par la seule volonté masculine d’user et d’abuser des femmes.

Pourtant, il y a plus que des nuances entre un geste obscène et un harcèlement durable, entre un regard répugnant et une agression physique, entre une invite trop directe et le crime ultime perpétré en bande. Il serait absurde d’oublier ces distinctions et de ramener indistinctement toute micro-agression à une participation pleine et entière à ce qu’on nomme polémiquement la «culture du viol».

De même, il est illogique et excessif de déduire, de l’attitude crapuleuse d’un certain nombre d’individus, l’existence de la nature «systémiquement» malveillante du mâle.

Mais, dans ce domaine, on a pris l’habitude de raisonner par association d’images, amalgames sommaires, slogans émotionnels et généralisations abusives. Le recours aux réseaux sociaux pour exercer des pressions démesurées sur les accusés, sur les tribunaux et sur la presse est devenu la procédure ordinaire. On dirait qu’il s’agit d’atteindre à n’importe quel prix une sorte de justice absolue, qui passerait par l’éradication définitive d’une société fondée sur la domination masculine. Ce jusqu’auboutisme fondé sur une guerre des sexes fantasmée ne résout rien. Il va même à fin contraire en détruisant les barrières des mœurs qui, mieux que les lois, dissuadent l’homme de micro-agresser.

Car les micro-agressions relèvent d’abord de l’éducation. Quand j’étais un petit écolier, je scrutais indiscrètement les individus hors normes croisés dans la rue: ce grand maigre, chauve et jaune, ce petit gros avec son énorme serviette et son chapeau trop petit, ce vendeur de Schabziger en costume glaronnais, ce pasteur noir invité par la Ligue pour la lecture de la Bible, ce handicapé, ce chômeur surnageant dans des habits militaires trop grands, cette dame lourdement fardée, en fait tous ceux qui ne ressemblaient pas à la norme suprême qu’incarnaient mes parents. Les yeux ronds, je dégustais le visage, la dégaine, les mimiques ou l’accoutrement de ces extraterrestres. Ma mère me tirait alors contre elle par le bras, se penchait et murmurait sévèrement: «On ne dévisage pas les gens.»

Oui, c’était la règle première: on ne dévisage pas les gens, on ne les montre pas du doigt, on ne chuchote ni ne rit derrière leur dos, on ne leur coupe pas la parole: l’attitude maternelle, sans entrer dans le détail social, racial, ethnique ou de genre, nous interdisait a priori toute forme de micro-agression, présentée non comme un délit, certes, mais comme une faute contre l’usage.

Nous étions nous-mêmes sensibles à la micro-agressivité du regard des adultes, et quand un inconnu nous dévisageait une seconde de trop, nous lui demandions j’ai des cornes ? avant de détaler en jubilant d’avoir ainsi rétabli l’équilibre.

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