Qui veut la peau de Roger Pouivet?
Qui veut la peau de Roger Pouivet ? est le titre d’une série de quatre émissions sur YouTube consacrées à un professeur de l’université de Lorraine. Né en 1958, Pouivet se voue à la philosophie de la religion, à l’esthétique et à l’épistémologie, autrement dit à la compréhension de la connaissance et de la croyance. Il a écrit une excellente introduction à la philosophie contemporaine et quantité d’autres ouvrages. Le dernier, paru en 2024 aux Presses Universitaires de Rennes, s’intitule La cohabitation des religions : pourquoi est-elle si difficile ?
Pouivet, homme affable et plein d’humour, est un réaliste, disciple d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, bon connaisseur de la philosophie analytique anglo-saxonne. Il est possible de parler de Dieu en aimant la logique et l’exactitude. Chrétien philosophe ou philosophe chrétien? La question se pose.
Dans son dernier livre, il affirme des choses peu communes. Tandis que Byung-Chul Han réhabilite le contemplatif (notre article dans la Nation du 3 mai), Pouivet remet en selle le croyant qui n’est pas l’abruti dont notre époque, révérant le moindre «scientifique», se moque.
Le croyant est un être rationnel, attiré par la vérité; le pluralisme et le relativisme religieux ne valent pas grand chose; Dieu existe; le judaïsme, le christianisme et l’islam n’ont pas le même Dieu; le Dieu du christianisme est le seul vrai Dieu: voilà des propositions pour lesquelles Roger Pouivet risque gros, si l’on en croit le titre de la série…
Le livre du philosophe originaire de Saint-Malo, qui s’expose volontiers aux critiques, est dédicacé, en amical désaccord, à deux pointures de la philosophie analytique française, Claudine Tiercelin, titulaire de la chaire de métaphysique et de théorie de la connaissance au Collège de France, et Pascal Engel, qui apparaissent dans l’une des émissions. Concis, il compte trois chapitres. Pouivet ne jargonne pas, mais les discussions menées dans la série, très animées, exigent une bonne connaissance de l’épistémologie. Nous ne sommes pas certain d’avoir tout compris. Nous exposerons ici le premier chapitre de l’ouvrage.
Il existe plusieurs religions, c’est un fait. Elles cohabitent mal. Les chrétiens et les musulmans sont en conflit, de même que les musulmans et les juifs, les musulmans et les hindouistes. Le christianisme ne s’est pas imposé en Chine, encore moins au Japon.
Les religions se combattent parce qu’elles ont des croyances incompatibles. Un juif ou un musulman ne peuvent croire que Dieu soit un en trois personnes, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit. Chaque religion pense que ses croyances sont les vraies; son Dieu ou ses dieux existent à l’exclusion de tous les autres.
Les croyances religieuses sont des dispositions stables à répondre à des questions de ce genre: Dieu existe-t-il? Qui sommes-nous? Quel est notre devenir? Une religion répond à certaines interrogations en affirmant ou niant quelque chose: Dieu est tout-puissant, créateur, omniscient, parfaitement bon; nous sommes promis à une vie éternelle. Les croyances religieuses sont liées à des jugements communs qui ne changent pas et constituent le fondement de la rationalité humaine, par exemple: il existe des choses matérielles, tout effet a une cause, etc. Rationnel ne signifie pas infaillible, les hommes se trompent, contrairement aux animaux. Les croyances supposent la raison et le langage, art de la vie en commun. Elles se formulent dans des propositions, ne dépendent pas d’une vie intérieure personnelle, car il n’y a pas de langage privé. Les désaccords religieux concernent d’abord des jugements, non des ressentis à peine formulables. Les doctrines, ensemble de croyances, fondent les rites et les pratiques; elles sont irréductibles aux émotions du coeur. La racine intellectuelle d’une religion est la vérité.
Les croyances religieuses sont fondamentales, car elles concernent l’origine du monde, ce vers quoi nous allons, la manière dont nous devons vivre, le bien et le mal. Pour être chrétien, il faut croire que Dieu existe et accepter le Credo, issu de la Parole de Dieu révélée dans la Bible. Les croyances religieuses sont aussi sérieuses, on ne peut les suspendre, les débrancher. Athées et croyants partagent certaines croyances sérieuses: le monde extérieur existe, les personnes auxquels j’ai affaire sont en gros comme moi, elles pensent, sont sensibles et peuvent décider ceci ou cela. Je suis né il y a x années et dans y années je ne serai plus de ce monde. Ces croyances sérieuses sont irrésistibles, je n’y renonce pas, même si un sceptique enragé veut me persuader qu’elles sont fausses pour de bonnes raisons. Elles ne sont pas justifiables et n’ont pas à l’être. Elles sont cependant légitimes et garanties. Le croyant a le droit de les avoir du moment où il exerce les vertus intellectuelles que sa nature lui octroie. Etre rationnel, ce n’est pas avoir une justification pour chacune de ses croyances sérieuses.
Les sciences comportent des croyances auxquelles on peut renoncer si de nouvelles données nous informent mieux. Ces croyances sont fondamentales sans être sérieuses. Le sens commun a des croyances sérieuses mais pas fondamentales: la pluie mouille, la Pologne existe.
Aux yeux des sciences humaines modernes, les religions assurent la cohérence de groupes sociaux et leur hégémonie sur d’autres groupes. C’est une affaire de pouvoir. Pour les sciences, tout a des causes naturelles, sans doute matérielles. Les croyances religieuses n’expliquent rien parce qu’elles portent sur des réalités prétendument surnaturelles et divines. Dieu n’est pas un objet du monde, de et dans la nature. Les sciences humaines tiennent les croyances religieuses pour des illusions, dues soit à une activation de modules neuronaux utiles à la survie (explication darwiniste), soit à une dose d’opium distribuée par les capitalistes aux prolétaires pour endormir leur révolte (Marx), soit à une activité inconsciente destinée à calmer des troubles psychiques (Freud), ou au ressentiment des faibles contre les forts (Nietzsche).
En dépit de la puissance des sciences humaines, Pouivet persiste à penser que les religions divergent par leurs doctrines, que les désaccords religieux sont rationnels. La vérité et le principe de non-contradiction sont les normes des croyances. Les propositions qui les expriment sont vraies ou fausses. Une croyance est légitime (on a le droit de l’avoir) non pour une cause naturelle, mais parce qu’elle est vraie. Un être rationnel n’a pas seulement des réactions naturelles, mais aussi des croyances que n’ont ni les chiens ni les chats. L’évacuation des croyances par la plupart des scientifiques (qui ont aussi des réactions naturelles) n’a rien de scientifique, c’est aussi une croyance idéologique qui, appliquée à elle-même, s’autodétruit. Les conflits entre êtres rationnels au sujet des dogmes relèvent du vrai et du faux. Ils ressemblent à un désaccord scientifique, mais portent sur des croyances fondamentales et sérieuses. Croire que Dieu existe, c’est penser qu’il est faux de dire qu’il n’existe pas.
Dans un prochain article, nous examinerons la distinction entre croyance et connaissance qui suscite maintes discussions entre le professeur Pouivet et ses amicaux contradicteurs.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le regard qui blesse – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Alter-européismes – Benjamin Ansermet
- Vaincre la peur – Jean-François Cavin
- On nous écrit – On nous écrit, Bertrand de Felice
- Occident express 124 – David Laufer
- Aspects de l’étatisation progressive de la société sur le plan fédéral – Jean-Hugues Busslinger
- Genre: des chiffres pour relativiser certaines modes – Jacques-André Haury
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- La fête à Doret – Frédéric Monnier
- Vie de château – Le Coin du Ronchon