Bruno Le Maire à Lausanne
Parlant «d’exil en Suisse», Le Canard enchaîné a annoncé la probable venue de Bruno Le Maire à Lausanne comme professeur au sein du «Enterprise for society center – E4S» (lire E for S)», une structure commune à l’UNIL (HEC Lausanne), l’EPFL et l’IMD. L’E4S se destine à «inspirer et activer la transition vers une économie résiliente et inclusive à l’intérieur des limites planétaires, consciente des opportunités et défis offerts par le changement scientifique et technologique»1. Cette vision est très proche de celle que M. le Maire développe lui-même dans son dernier ouvrage2. Bercy dément la volonté de son Ministre de «s’exiler». L’EPFL admet l’existence de discussions.
M. Le Maire ne serait pas le premier politicien étranger à donner des cours en Suisse. Vincent Peillon, ministre de l’éducation sous Jean-Marc Ayrault, a enseigné quelques années la philosophie politique à Neuchâtel. José-Manuel Barroso, après sa présidence de la Commission européenne, avait brièvement sévi à l’Université de Genève.
Le parcours académique de Bruno Le Maire est aussi impressionnant que caricatural, pour qui s’intéresse à la sociologie des élites françaises. D’abord les Lettres: classes préparatoires à Louis-Le-Grand, Normal Sup’, Sorbonne (Paris-IV), avec un mémoire sur la Statuaire dans la Recherche du temps perdu. Passé l’agrégation de lettres modernes dont il sort premier, il fait un passage de deux ans dans l’enseignement. Il embrasse ensuite la carrière: d’abord diplômé de Science Po’ Paris, il sort 20e de sa promotion de l’Ecole nationale d’administration, en 1998.
Il entre au Ministère des affaires étrangères d’Hubert Védrine, puis rejoint Dominique de Villepin au Secrétariat général de l’Elysée. Il le suit au Quai d’Orsay (affaires étrangères) puis à Matignon (intérieur). Elu député UMP en 2007, il remporte à l’Assemblée le siège laissé libre par Jean-Louis Debré. Directeur de Cabinet, secrétaire d’Etat et enfin ministre dans les gouvernements Fillon, la présidence socialiste de François Hollande le renvoie sur les bancs de la Chambre. Il rejoint le parti d’Emmanuel Macron après sa victoire. Depuis 2017, son titre est «Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique». Bruno Le Maire est, sauf erreur, l’unique survivant du premier gouvernement d’Edouard Philippe, constitué il y a sept ans.
Ce parcours ne peut que flatter le provincialisme des Vaudois presque honteux, à tort, d’envoyer des vignerons au Conseil fédéral. Bruno Le Maire à l’EPFL, c’est Nabilla sur une plage de Rivaz; tant nous regardons la politique française comme de la téléréalité. C’est oublier que les esprits sont un champ de bataille, et que nous n’arrivons pas à nous réjouir d’entendre des théories macronniennes distillées sur les bords du Léman à de jeunes Vaudois rêvant soudain de libéralisme européen. L’éclat de son curriculum ne doit pas nous aveugler.
Il est tout de même étrange, sinon ridicule, de proposer un poste académique, dans un domaine lié à l’économie, au futur ancien ministre des finances du pays le plus endetté d’Europe, après la Grèce et l’Italie3. Son déficit public abyssal pourrait être, à la grecque, la cause d’une crise économique et institutionnelle majeure sur le continent. Le pouvoir d’achat effroyablement bas de sa population continue de couver une crise sociale dont les Gilets jaunes en 2018 n’ont sans doute été qu’un avant-goût.
En démocratie, la notion de responsabilité est un concept plutôt abstrait. La sanction des urnes, au-delà du désaveu, voire du désamour dont elle témoigne, n’est pas une vraie punition. Et les mauvais politiciens ne supportent pas la responsabilité financière de leurs erreurs, du non-respect de leurs promesses ou de leurs compromissions. Quant à leur responsabilité morale, elle ne peut, dans nos sociétés déchristianisées, qu’avoir une portée qui ne dépasse guère les remords individuels des concernés.
On ne saura jamais quelle est la vraie responsabilité de M. Le Maire dans la situation actuelle de la France. Son hypercentralisation, son étatisme démesuré, son dialogue social sclérosé accordent aux structures étatiques une force d’inertie qui interroge le pouvoir réel des politiques. Mais la nomination de M. Le Maire donnerait le message que sa légitimité à enseigner, voire à donner complaisamment des leçons aux micros de la RTS, ne dépend ni de son bilan, ni de celui du président qu’il sert. Elle consacrerait l’irresponsabilité fondamentale qui caractérise le fonctionnement du système politique français et l’attitude de ses dirigeants.
Notes:
1 Nous avons traduit: “inspire and activate the transition to a resilient and inclusive economy within planetary boundaries, mindful of the opportunities and challenges raised by scientific and technological change.” https://e4s.center/.
2 Une citation parmi d’autres: «Nous avons besoin de responsables politiques acquis à la cause de la science, capables de s’appuyer sur des ingénieurs aux connaissances précises. Quel cabinet ministériel pourrait aujourd’hui fonctionner utilement sans l’appui de ces nouvelles générations rompues aux défis scientifiques complexes ?» Bruno Le Maire, La voie française, Flammarion, Paris 2024, p. 107.
3 Institut national de la statistique et des études économiques: https://www.insee.fr/fr/statistiques/2830286
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L’AVS, les calculs et les juges – Benjamin Ansermet
- Cavalerie mécanique – David Verdan
- Pourquoi les autos sont devenues si laides – Jean-Blaise Rochat
- Notes sur le droit naturel – Olivier Delacrétaz
- Patrons et travailleurs, unissez-vous! – Olivier Klunge
- La probité intellectuelle – Jacques Perrin
- Finies les vacances, c’est la reprise des congés! – Le Coin du Ronchon