La probité intellectuelle
Il y a quelques mois, des militants ont troublé la vie des universités suisses. Défenseurs de la cause palestinienne, ils ont occupé des locaux. Certains étudiants et professeurs, emportés par des idéologies diverses, ont contribué au désordre.
Au début du XXe siècle, le sociologue allemand Max Weber, né en 1864, auteur prolifique dont l’œuvre n’a cessé d’être commentée, pestait déjà contre le militantisme, estudiantin et surtout professoral. Il recommandait aux universitaires la neutralité axiologique (Wertfreiheit) et la probité intellectuelle (intellektuelle Rechtschaffenheit). Qu’entendait-il par là? Il s’est exprimé sur ces vertus dans une conférence de 1917, Wissenschaft als Beruf, figurant en général dans le même volume qu’un autre exposé (de 1919) Politik als Beruf, traduits en français sous le titre Le savant et le politique, la profession et la vocation de savant, la profession et la vocation de politique.
Max Weber vécut la Grande Guerre; il mourut en 1920 d’une pneumonie due à la grippe espagnole. Le sociologue, bien qu’il n’estimât pas le Kaiser Guillaume II, aimait son pays; il était nationaliste; ses idées politiques étaient libérales sur certains points, conservatrices sur d’autres. Il les défendait en public et dans la presse, mais s’interdisait de les exprimer du haut des chaires prestigieuses qu’il occupa. Il déplorait que les étudiants, pacifistes ou bellicistes, envahissent les auditoires où ses collègues, qu’il les appréciât ou non, enseignaient.
La pensée de Weber est en substance celle-ci: nous vivons dans un monde tragique, miné par des conflits insolubles, un monde désenchanté par la rationalisation, l’intellectualisation et la spécialisation scientifique qui ont pris le dessus sur la magie, le merveilleux et les religions. Le philosophe Kant, dont Weber subit l’influence, condense la philosophie en trois questions: Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer? Selon Weber, les sciences exactes et humaines traitent de la première question, produisant des connaissances sur le fondement de l’expérience et du raisonnement. La deuxième question est morale; chacun y répond en son âme et conscience, selon la vue du monde (Weltanschauung) qui est la sienne, décidant ce que seront pour lui dieu et diable; la troisième est du ressort des religions. La première question relève de la connaissance véritable; la deuxième et la troisième, certes capitales, convoquent surtout des croyances privées. La troisième peut même exiger le sacrifice de l’intellect.
Weber s’occupa beaucoup d’histoire comparative des religions, mais se jugeait peu enclin à la religiosité. Il appartenait par son père, jouisseur et matérialiste, à la bourgeoisie fortunée et, par sa mère, à une bourgeoisie protestante préoccupée par l’aide sociale à apporter aux pauvres. Weber s’était éloigné de la religion, mais il avait conservé les attitudes qu’il attribue aux calvinistes hollandais et aux sectes protestantes allemandes ou américaines dans son ouvrage célèbre L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904): l’angoisse du salut, l’acharnement à la tâche, le goût du travail bien fait, l’ascétisme. Weber avait la vocation de savant, c’était le métier auquel il se sentait appelé.
Notre savant distingue nettement le monde des faits et de celui des valeurs que les individus adoptent en vue de conduire leur existence. Un chercheur, qui le plus souvent est aussi professeur, n’a pas à se transformer en chef spirituel ou en prêcheur. Il a le droit d’avoir des idées et de les exprimer, sauf du haut de sa chaire, où il se débarrasse des valeurs et exerce la vertu de probité intellectuelle. Les savants ne doivent pas se transformer en petits prophètes privilégiés et stipendiés par l’Etat.
Weber était sans doute démocrate, quoiqu’il eût affirmé qu’il faut mettre la démocratie là où il convient et que l’éducation scientifique donnée par tradition dans les universités allemandes est une affaire d’aristocratie spirituelle. Dans un amphithéâtre, l’historien de la politique n’a pas à se proclamer démocrate, ni à inciter ses étudiants à se réclamer de la démocratie parlementaire, ni, ce qui est plus grave, à le leur suggérer avec un petit sourire, en disant qu’il laisse parler les faits… Il s’efforcera de définir la démocratie, d’en dépeindre les diverses formes et leur fonctionnement, d’exposer les moyens qu’elle met en œuvre en fonction des fins qu’elle vise, et les conséquences que l’institution d’un régime démocratique entraîne généralement. Il aura soin de comparer la démocratie avec la monarchie ou l’aristocratie et de décrire les régimes mixtes.
Le professeur recherche la vérité. Il ne recourt pas, dans ses tentatives de comprendre des phénomènes, à une révélation religieuse ou à des forces irrationnelles. Il peut commettre des erreurs, il est faillible, mais cela ne prouve rien contre son désir de vérité. Cependant, s’il fait intervenir préférences et jugements de valeur subjectifs, il perd la pleine compréhension des faits, entachée de ce qu’on appelle aujourd’hui des biais cognitifs. Il fait toutefois œuvre de moraliste en invitant professeurs et étudiants à considérer en priorité les faits désagréables qui viennent contredire leurs thèses patiemment élaborées.
La science n’apporte pas le bonheur. Elle tente seulement de mettre à disposition de l’humanité des connaissances qui permettent de dominer techniquement des problèmes. Elle offre des instruments de pensée, une discipline intellectuelle et si possible la clarté d’exposition. Elle montre quelles prises de position pratiques on peut inférer de telle ou telle conception du monde. Elle ne peut qu’aider l’individu à faire un choix. Elle n’impose rien.
L’exigence de neutralité axiologique et de probité n’est pas vaine. Weber estimait injuste d’imposer des vues à des étudiants qui ne pouvaient pas se défendre. Les temps ont changé. De nos jours, il serait bon que certains étudiants et quelques professeurs aux certitudes inébranlables, notamment dans les sciences sociales et celles de l’environnement, ne confondent pas connaissance et militantisme.
Les idées de Weber conservent leur acuité. On doit cependant contester sa conception kantienne d’un gouffre infranchissable séparant science, morale et religion. Pour en entreprendre la critique, il faut s’éloigner du kantisme et revenir au réalisme d’Aristote et de Thomas d’Aquin, après un détour par la philosophie analytique1.
Notes:
1 Le philosophe Roger Pouivet accomplit cette tâche avec rigueur et clarté dans son livre L’Ethique intellectuelle, une épistémologie des vertus, Vrin, 2020.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Bruno Le Maire à Lausanne – Editorial, Félicien Monnier
- L’AVS, les calculs et les juges – Benjamin Ansermet
- Cavalerie mécanique – David Verdan
- Pourquoi les autos sont devenues si laides – Jean-Blaise Rochat
- Notes sur le droit naturel – Olivier Delacrétaz
- Patrons et travailleurs, unissez-vous! – Olivier Klunge
- Finies les vacances, c’est la reprise des congés! – Le Coin du Ronchon