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Cavalerie mécanique

David Verdan
La Nation n° 2260 23 août 2024

Nous étions trois à monter à Vers-l’Eglise pour assister à une conférence de la première semaine du Valeyres 2024. Au départ de Lausanne, chacun sur notre monture, nous avons d’abord traversé les traditionnels embouteillages des travaux incessants de l’A9. En slalomant entre ces centaines d’automobilistes roulant au ralenti, on se délecte de la maniabilité du deux-roues et de l’impression de liberté qu’il procure. Pour être honnête, dans ce genre de situation, on ne peut s’empêcher de ressentir un léger sentiment de supériorité. Lorsqu’on est dressé sur sa moto, même un bouchon apporte une certaine satisfaction car il rétribue la prise de risque de rouler hors d’une caisse de métal ultra-sécurisée par la possibilité de ne pas partager le sort du pendulaire moyen; soit celle de marcher au pas dicté par le dispositif.

Arrivé à la fin des travaux, le trafic se décongestionne et le panneau barré gris annonçant la fin de limitation autorise une petite poussée. Les 130 CV de la Triumph Speed Triple 1050 RS ont comme fâcheuse conséquence qu’on ne peut s’autoriser qu’une seule seconde de plaisir si l’on ne veut pas finir en prison, inculpé comme chauffard par la très sévère Via sicura. On relâche donc bien vite la poignée et on attend ses camarades, particulièrement celui qui chevauche la Royal Enfield Classic 500. Ce type de destrier n’est pas fait pour la course. Avec son look inspiré du modèle G2 350cc Bullet de 1948, elle se destine aux amoureux de belles mécaniques et de design rétro. Voyez-y un paisible mais solide Franches-Montagnes, à l’opposé du galopant Pur-sang anglais qu’est la Triumph.

Sortie 17, direction Aigle. Bref arrêt au domaine des Murailles. Nous n’allions tout de même pas monter les mains vides. Les frères Pillet dégustent, font leur choix, chargent les bouteilles dans le top case de la BMW GS 700 et nous repartons au plus vite. Romain nous presse par message. «Il va falloir ouvrir sur la montée» se dit-on. Sortie d’Aigle, la GS 700 est partie légèrement devant. Deux voitures la séparent de la Triumph, dont une décapotable de collection, une AC Ace Bristol Roadster. Ce sera réglé en un coup d’accélération rugissant qui se réverbère sur le mur des vignes. En plus d’un probable acouphène, le malheureux propriétaire de l’AC Ace s’étouffe dans les résidus de décalaminage du double pot d’échappement de la Speed Triple. Les deux motos sont maintenant l’une derrière l’autre. La courte section de route qui sépare la première épingle de la seconde permet de passer trois nouvelles voitures. On retrouvera la mémère Enfield en haut.

Si la Triumph se démarque par sa puissance et la Royal Enfield par sa ligne vintage, la BMW GS est réputée pour sa polyvalence et son équilibre remarquable. Maîtrisant parfaitement le balancier de cette haute monture, son cavalier engage chaque courbe avec précision, maintient une trajectoire régulière et sort du virage parfaitement axé. Dans une succession de mouvements quasi-hypnotiques, il fait valser sa moto durant tout le bal de courbes qui nous mène aux Ormonts. J’ose affirmer qu’il y a là une forme d’art propre au domptage. Car à l’instar du cavalier qui doit connaître sa monture, le motard doit connaître et ressentir sa moto pour bien la maîtriser: la façon dont elle se cabre au freinage, le régime auquel reprendre au sortir du virage, la souplesse des amortisseurs, la répartition de son poids, la position du centre de gravité, etc. Tous ces éléments influent sur la manière dont le motard aura à conduire sa monture avec l’entier de son corps, jouant sur son poids et sa position.

Nous arrivons finalement à la Maison de la Jeunesse avec une légère avance sur le temps projeté. Pendant que nous nous délestons de nos équipements de protection, nous échangeons quelques mots qui seront à la base de cet article. Les Anglais ne se sont pas trompés en gardant le même verbe pour désigner «rouler» à moto et «monter» à cheval. Both are riding ! En français, la distinction est plus subtile. Elle se trouve dans l’usage de la préposition «à» pour la moto – rappelant également la monte «à» cheval – au lieu du «en» pour la voiture. Ces deux prépositions témoignent pourtant de la différence fondamentale entre l’automobiliste et le motard. Le premier est isolé quand le second est immergé. L’automobiliste se déplace à l’intérieur d’un habitacle conditionné et tempéré, isolé de son environnement par l’évolution permanente du confort et la multiplication des assistances électroniques, désensibilisé même aux réactions mécaniques de son propre véhicule par l’interface technologique qui le sépare de son moteur. Le motard, quant à lui, est plongé dans les éléments. Il ressent dans son corps toutes les variations de température de son itinéraire tout comme les odeurs des régions qu’il traverse; les champs de blé fraichement moissonnés, le fumet sulfureux des vignes de Lavaux, les coupes de bois résineux sur la route du Sépey…

En buvant l’apéritif dressé sur la traditionnelle table de ping-pong, nous échangeons encore sur une autre caractéristique de la conduite à moto. Celle-ci exige une vigilance de tous les instants que l’impression de sécurité des voitures tend à réduire chez les automobilistes. On ne peut se permettre de rêvasser sur un deux-roues, conscient que la moindre erreur, de soi-même ou d’un autre usager de la route, peut facilement nous coûter la vie. Contraints à être ultra-présents, attentifs et alertes, dopés à la noradrénaline que libère notre système nerveux sympathique dans de telles situations, nous nous trouvons ainsi reliés par atavisme à nos ancêtres, fiers guerriers européens, qui chassaient et guerroyaient sur leur monture…

La cloche sonne. Trêve de rêverie. Il est temps de passer à table avant de suivre la conférence de Colin Schmutz sur l’enracinement. Peut-être parlera-t-il de nos racines chevaleresques?

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