Notes sur le droit naturel
Le droit naturel est une notion controversée. Certains en nient jusqu’à l’existence, tels les juristes «positivistes», qui se contentent d’un droit cohérent et efficace, et ne voient aucun intérêt à le référer philosophiquement à une hypothétique nature humaine; tels aussi pas mal de libéraux, pour lesquels le droit n’est qu’un code pratique de circulation sociale permettant de réduire à un niveau raisonnable les effets négatifs de la lutte de tous contre tous.
D’autres au contraire font du droit naturel la clef de voûte de tout l’édifice juridique humain, en particulier les tenants de la Déclaration des droits de l’homme, qui y voient la forme la plus aboutie, et aussi la plus impérative, du droit naturel.
Le droit naturel relève-t-il de la philosophie ou du droit? Si c’est de la philosophie, quel est son rôle, s’il en a un, dans le travail – la pratique quotidienne – du juriste, du législateur et du juge? Et si c’est du droit, quelle place occupe-t-il par rapport au droit positif, défini comme l’ensemble des lois civiles et pénales qui s’appliquent dans un Etat donné, et élaborées selon des procédures spécifiques?
Le droit positif est plus ou moins marqué dans sa conception, dans son évolution et dans son interprétation par les mœurs du lieu. Ces marques rapprochent les lois du citoyen, les lui rendent plus compréhensibles et familières. La protection de ce droit proche du justiciable est l’une des raisons d’être du combat fédéraliste.
Il n’en va pas de même du droit naturel, qui est, précisément, dépouillé de toute caractéristique locale. On le verrait alors comme la somme des principes communs à l’ensemble des droits positifs existants. Les Romains l’appelaient ius gentium, droit des gens, commun à tous les peuples. C’est, pourrait-on dire, une quintessence du droit, traitant des préoccupations essentielles de toutes les sociétés, les plus primitives comme les plus civilisées: la famille, la propriété, la justice, la liberté, la loi, l’ordre social.
On peut aussi atteindre le droit naturel en passant par l’étude de la nature humaine. Le problème, c’est qu’il y a autant de droits naturels qu’il y a de philosophie de la nature. Le droit naturel d’Aristote n’est pas celui de Rousseau, qui n’est pas celui de Hegel. Chacun d’entre eux est «universel» à sa manière! La Déclaration «universelle» des droits de l’homme, par exemple, repose sur une philosophie fondamentalement individualiste. Une telle conception n’est évidemment pas la bienvenue dans les pays qui ont du corps social une conception plus communautaire que le monde européen, ou plus traditionnelle, ou moins égalitaire, ou plus religieuse.
Cela fait que la prétention de la Déclaration des droits de l’homme à l’universalité est perçue par beaucoup de pays, et non sans raison, comme une forme de l’impérialisme occidental moderne.
Une erreur courante est de faire du droit naturel un droit de même nature que le droit positif, un droit positif supérieur sur lequel devrait s’aligner l’ensemble des droits positifs nationaux, dont les différences ne sont comprises que comme des inégalités et des injustices.
En réalité, le droit naturel, classique ou moderne, n’est pas applicable comme tel, tant ses formules sont générales, tant aussi il est privé de tout lien organique et historique avec les pays réels auxquels il est censé s’appliquer. C’est ce qui fait que le droit naturel est partout ressenti comme un droit étranger.
Le droit naturel n’en joue pas moins un rôle dans la création du droit. C’est un rôle orientateur, non prescripteur. Il ne dit pas ce que le législateur doit promulguer. Il lui rappelle les limites que la nature humaine pose à l’imagination juridique. Les lois directement contraires au droit naturel sont au sens propre des lois inhumaines: ainsi d’une loi qui contraindrait des parents à avorter de leur deuxième enfant pour satisfaire à la planification démographique, ou qui imposerait la délation à l’intérieur de la famille, ou qui considérerait certaines catégories de personnes comme de simples choses.
Pour faire simple, le «droit naturel» relève, non du droit applicable – il n’est pas un droit supraconstitutionnel –, mais de la philosophie du droit. Il existe en suspension dans le droit positif, qu’il légitime et discipline en le reliant à la nature humaine. Il existe en puissance – c’est-à-dire comme possibilité d’être, mieux, comme une tension vers l’être –, tandis que le droit positif est déjà du côté de l’être en acte.
Le droit naturel exprime le besoin fondamental d’une société d’être régie selon des lois qui lui correspondent non seulement du point de vue de sa situation particulière dans l’histoire du monde, mais aussi du point de vue de son appartenance à l’humanité. Les deux points de vue sont nécessaires, définissant deux aspects simultanés de la même société. Si on oublie la situation particulière, c’est le droit sans corps d’une société déracinée. Si l’on néglige la nature, c’est un droit sans âme qui ouvre la porte au pouvoir – ou au caprice – illimité du législateur.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Bruno Le Maire à Lausanne – Editorial, Félicien Monnier
- L’AVS, les calculs et les juges – Benjamin Ansermet
- Cavalerie mécanique – David Verdan
- Pourquoi les autos sont devenues si laides – Jean-Blaise Rochat
- Patrons et travailleurs, unissez-vous! – Olivier Klunge
- La probité intellectuelle – Jacques Perrin
- Finies les vacances, c’est la reprise des congés! – Le Coin du Ronchon