Intelligence artificielle générative
Lors d’un récent entretien du mercredi, nous avons eu l’occasion de suivre une présentation sur l’intelligence artificielle qui – fait rare dans l’effervescence actuelle qui entoure le sujet – abordait cette thématique de manière sobre et factuelle. S’appuyant notamment sur l’ouvrage1 qu’il vient de publier avec son équipe, M. Alain Mermoud, docteur en système d’informations et membre de la direction du Cyber-Defence Campus, s’est attaché à clarifier et à démystifier les implications de la récente généralisation de l’IA.
Structuré, l’entretien commençait en rappelant la définition communément acceptée de l’intelligence artificielle, à savoir «l’ensemble des théories et techniques visant à simuler l’intelligence humaine». La technologie très médiatisée qui se cache derrière ChatGPT n’est qu’une branche de cet ensemble. Il s’agit d’une intelligence artificielle dite «générative» (Large language model en anglais) qui consiste, pour faire simple, à prédire les prochains mots d’une phrase par analyse du contexte donné ainsi qu’à simuler une conversation fluide. Même si les interactions peuvent parfois être bluffantes, M. Mermoud nous rappelait que l’IA n’est pas strictement intelligente. Elle exécute, mais ne comprend pas ce qu’elle fait, elle n’a pas conscience de son action. Si elle peut «apprendre», ce n’est qu’à partir de modèles préétablis. Dépourvue de créativité et d’émotion, elle ne peut que simuler l’intelligence humaine. Il lui manque le souffle pour être véritablement inspirée.
Par suite de cette clarification, notre intervenant nous a présenté un bref historique de cet ensemble technologique. S’il n’est pas nécessaire de revenir sur l’entier de cette chronologie, deux points essentiels sont à retenir. Premièrement, l’IA n’est pas nouvelle. Les premières avancées majeures datent des années 1940-1950 avec notamment les travaux d’Alan Turing2. Et deuxièmement, après une période d’euphorie puis de stagnation, l’essor actuel de l’IA générative est principalement permis par des avancées matérielles plus que scientifiques. D’abord, la capacité des serveurs permettant le stockage d’une quantité aujourd’hui incommensurable de données3, «carburant» dont se nourrissent les IA génératives. Puis, l’évolution des cartes graphiques que l’industrie du jeu vidéo a contribué à rendre toujours plus puissantes au cours des vingt dernières années, utilisées pour leur puissance de calcul dans le cas de l’IA4.
Notons encore au passage que le corollaire de cette puissance de calcul exponentielle est une consommation électrique elle aussi exponentielle. L’enjeu est tel que Microsoft a récemment racheté une centrale nucléaire pour alimenter ses gourmands algorithmes ainsi que ses gargantuesques data centers. Les projections de l’agence internationale de l’énergie prévoient une augmentation de la consommation électrique mondiale liée à l’adoption de l’IA d’environ 200TWh… chaque année. Soit environ quatre fois la consommation électrique totale de la Suisse actuellement. Nos parlementaires devront donc choisir entre leur souhait de souveraineté numérique – qui implique l’IA – et leur politique énergétique car ce n’est certainement pas avec des éoliennes que nous satisferons cette nouvelle demande.
La suite de l’exposé fut consacrée aux opportunités et risques éventuels de l’intégration d’une telle technologie dans les secteurs privés comme publics. Là encore, les éléments furent présentés de manière factuelle et sans alarmisme, bien que certains points puissent légitimement nous inquiéter.
Commençant par des exemples pouvant concerner tout un chacun, notre conférencier nous a mis en garde contre le phishing, ces arnaques par courriel frauduleux, qui risquent de devenir très difficilement détectables à l’avenir, «même pour les Suisses allemands qui étaient jusque-là protégés par leurs obscurs dialectes» nous précisa M. Mermoud. Au-delà du trait d’humour, cet exemple permettait d’illustrer le bond effectué récemment par les logiciels de traduction, dorénavant capables d’apprendre et d’adopter un jargon technique ou un dialecte spécifique. Une autre mise en garde concernait la désinformation par les deepfakes, ces vidéos ultraréalistes, mais totalement irréelles, qui nous promettent une confusion encore plus étendue sur les réseaux sociaux à l’avenir.
Du point de vue économique, l’IA est une déferlante. C’est à la fois un nouveau relais de croissance, accompagné d’une euphorie qui peut faire penser à la bulle spéculative dot-com de 2000, et une menace pour bon nombre d’emplois. Contrairement aux précédentes révolutions industrielles, celle qui arrive touche majoritairement le secteur tertiaire. Rédaction de presse, traduction, analyse juridique sont quelques-uns des bastions du travail réservé à l’humain qui sont aujourd’hui menacés. Au mieux, l’IA améliorera la productivité des employés de ces secteurs, impliquant tout de même quelques vagues de licenciements, au pire, elle les remplacera complètement. Goldmann Sachs prévoit que 300 millions (!) d’emplois seront concernés d’ici 2030.
Du côté technologique, il existe un risque réel que l’humain ne comprenne très bientôt plus le code de ses propres machines, celui-ci étant de plus en plus généré par l’IA elle-même. Sur le plan militaire, l’utilisation d’armes autonomes pilotées par l’IA interroge gravement. En principe, un exécutant humain doit toujours prendre la dernière décision, mais comme nous le fit remarquer M. Mermoud, par ailleurs major dans l’armée suisse, il peut être très difficile pour un militaire de justifier sa décision si elle va contre celle établie par l’IA car produite à partir de téraoctets de données. Dans les faits, l’humain ne fait donc qu’ «appuyer sur le bouton». Cela pose des questions juridiques qu’il faudra résoudre, au même titre que les notions de propriété intellectuelle, devenues floues avec la génération de textes et de créations graphiques pastichant le style d’un ou plusieurs auteurs.
En guise de conclusion, notre spécialiste des questions de cyberdéfense nous rappelait qu’il était important de se garder d’un scientisme béat qui verrait dans l’IA la solution à tous les problèmes, tout en ne tombant pas dans un rejet conduit par un alarmisme exagéré. Il conseillait plutôt d’adopter une posture «technosceptique» afin d’intégrer avec parcimonie et prudence les différents outils issus de l’IA, mais aussi d’observer attentivement ses implications et possibles dérives. Car le risque de perte de contrôle de l’humain, non pas totale mais partielle et sectorielle, au profit de la machine est bien réel. Sachant que nous ne sommes qu’au début des bouleversements de ce bond technologique, qualifié d’enjeu stratégique majeur par la Russie en 2021, la fin de la décennie risque d’être mouvementée.
Notes:
1 Large Language Models in Cybersecurity. Threats, Exposure and Mitigation. Ed. Springer.
2 Mathématicien anglais rendu célèbre pour avoir décrypté la machine Enigma, système de chiffrement de l’information, utilisée par l’Allemagne nazie pour ses communications principalement militaires.
3 Entre 40 et 100 zettaoctets (1 ZB = 1 milliard de téraoctets) aujourd’hui contre 2 ZB en 2010.
4 Raison pour laquelle l’action de Nvidia, principal fournisseur de cartes graphiques, s’est envolée à des sommets astronomiques depuis 2023.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Epalinges et Marcel Regamey – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Un point sur le partenariat social – Quentin Monnerat
- Gargantua en politique – Félicien Monnier
- Un fonctionnaire dans chaque ferme – Olivier Klunge
- OUI à l’amélioration du réseau autoroutier suisse – Antoine Rochat
- Tout, tout de suite, moi en premier – Jacques Perrin
- Mobilité immobile et immobilier mobbé – Le Coin du Ronchon