Gargantua en politique
– Aimez-vous les viandes jaunes, M. du Vallon ?
– Sire, j’aime tout, répliqua Porthos.
Alexandre Dumas, Le Vicomte
de Bragelonne, chapitre CLIII
Il y eut, dans les premiers, Jason Chicandier, notaire de province rondouillard et gouailleur devenu humoriste. Une vidéo tournée dans sa voiture lança sa carrière. Il y regrettait que l’on préférât encore travailler le vendredi après-midi plutôt que de cuver un repas d’affaire. Sa tendance à faire tourner ses sketchs autour de l’alcool a fini par lui donner une cirrhose! Il joue avec les limites dans la joie de la ripaille. Il a appelé l’un de ses spectacles «Lard de vivre», l’une de ses émission «L’addiction s’il vous plaît».
Plus commerciaux, deux camarades d’études lancèrent il y a quelques années l’enseigne Gueuleton, Les bons vivants. Ils installèrent des restaurants dans de nombreuses villes de France (aussi à Genève). On y célèbre la côte de bœuf, les andouillettes, le pot au feu, le tout arrosé de vins de petits producteurs. L’ambiance est plutôt virile. Des barbecues fumants, des broches dégoulinantes sont manipulés par des serveurs en tabliers de cuirs et bérets basques.
Le profil Instagram de Gueuleton frise le demi-million d’abonnés. Ils ont une chaîne Youtube et un magazine papier. On y suit leurs visites d’exploitations agricoles, brasseries, fromageries et autre domaines viticoles partout en France. Avec de grands gestes exagérés, ils dévorent le reblochon à pleine bouche, remplissent des verres de chinon à ras-bord.
Un de leurs employés, Timothée Martin, alias «Le Grand Gaulois», a développé ses propres chaînes. Du haut de son mètre 98 pour 140 kilos, béret basque vissé sur la tête, il vante les vertus de la nourriture campagnarde. Il revient aux bases et les explique. Quelles différences entre de la «boucherie» et de la «charcuterie»? Une terrine et un pâté sont-ils identiques? Comment sale-t-on un jambon? Pour lui, la défense de la nourriture française est affaire d’affirmation. Fixant la caméra sans ciller, son regard est celui du militant politique. Presque d’un fanatique.
Messieurs Géraud de la Tour et Pierre-Alexandre de Boisse franchissent un pas supplémentaire. A l’enseigne du «Canon français», ils organisent des banquets gigantesques, dans des bâtiments historiques à même d’accueillir plusieurs milliers de personnes. Sur des tables dressées en lignes, des jeunes entre vingt et trente ans, aussi en bérets, engloutissent en chantant cochonnailles et vins du pays.
Lorsque le patrimoine se mêle au terroir, une histoire résonne avec une terre. Le projet devient alors plus clairement politique. Que les banquets se tiennent dans des petites villes de province démontre un souci de s’adresser à la «France périphérique». Ces actions acquièrent une dimension collective, sinon communautaire.
Le succès de ces chaînes et réseaux doit beaucoup à la crise identitaire que la France traverse. Il témoigne de la quête de ré-enracinement qui anime de nombreux jeunes Français.
En une génération, l’expansion de zones pavillonnaires à fait perdre à des centaines de milliers de ces derniers leurs liens avec la campagne. Ajoutons l’accoutumance que beaucoup ont développée à la nourriture industrielle ou au fast food. Tous subissent en outre l’infusion d’une culture américano-asiatique qui inonde leurs tables de sushis, de nouilles et d’immonde bubble-tea.
Dans un tel contexte, l’exaltation des liens entre producteurs, consommateurs et rites alimentaires est une revendication identitaire forte.
Le Pays de Vaud semble subir moins massivement ces délitements. Sa taille lui accorde une densité communautaire plus importante qu’en France. Mais elle rend aussi les mœurs de ses habitants moins résilientes. Il suffit de se promener à Lausanne un samedi pour mesurer combien l’acculturation guette tout autant notre jeunesse. L’urbanisation galopante de nos bourgs ne s’étend pas qu’à l’arc lémanique, et ce depuis de nombreuses années. Elle y atomise la vie communautaire et accélère les effets culturellement dissolvants de l’immigration.
Chez nous, la promotion de nos traditions alimentaires se fait sans trop d’efforts. Nous ne comptons d’ailleurs pas d’influenceurs comme ceux que nous avons décrits. Les médias font classiquement ce travail d’initiation – pensons aux pages vitico-gastronomiques de 24 heures de Cécile Collet, désormais conseillère de la Confrérie du Guillon. Nos associations paysannes jouent aussi ce jeu promotionnel, crucial dans les campagnes de votation qui les opposent aux citadins anti-pesticides. Eux-mêmes sont particulièrement sensibles aux produits locaux.
Nous manque la dimension spectaculaire de ces activistes du saucisson en bérets basques. Faut-il le regretter? Oui, sur le plan de la doctrine, dans la mesure où nous affirmons souvent bien trop mollement notre identité. Sur le plan des mœurs, on peut douter que le panache gouailleur, un brin irresponsable, de Chicandier débouchant bruyamment une bouteille en pleine rue sous couvert «d’art de vivre à la française» convienne vraiment à nos latitudes.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Epalinges et Marcel Regamey – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Intelligence artificielle générative – David Verdan
- Un point sur le partenariat social – Quentin Monnerat
- Un fonctionnaire dans chaque ferme – Olivier Klunge
- OUI à l’amélioration du réseau autoroutier suisse – Antoine Rochat
- Tout, tout de suite, moi en premier – Jacques Perrin
- Mobilité immobile et immobilier mobbé – Le Coin du Ronchon