Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Croissance

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1888 7 mai 2010
Dans son ouvrage La Suisse demain1, Pierre-Alain Rumley affirme à plusieurs reprises que le fédéralisme est un «frein pour la croissance». D’une certaine façon, c’est vrai: les différences, d’un canton à l’autre, des dispositions concernant l’économie compliquent, ralentissent et renchérissent l’implantation de nouvelles entreprises et l’extension de celles qui existent2. La question est de savoir si c’est vraiment une mauvaise chose.

Conçue comme une augmentation indéfinie du nombre des entreprises, des emplois, des parts de marché, de la production, des ventes, des bénéfices, des salaires, du produit intérieur brut et des rentrées fiscales, la croissance n’a, en soi, pas de limite. Son optimum, c’est le maximum. On peut toujours aller plus loin, gagner un franc supplémentaire, ou un milliard. Son cadre idéal, c’est le marché mondial fouetté par la concurrence.

La croissance illimitée, c’est l’expression économique d’une philosophie qui fait de l’homme le maître absolu de la nature, de l’espace et du temps. L’exemple parfait, c’est Dubaï, champ d’exercice pour architectes mégalomanes, cité hors sol, sans réelle identité populaire, entièrement à vendre, multimilliardaire et au bord de la faillite. Que cette prodigieuse ineptie ait été bâtie sur du sable est agréablement symbolique.

Les partis verts refusent cette croissance illimitée. Ils rappellent que nos ressources, elles, ne sont pas illimitées et dénoncent les nuisances, croissantes elles aussi, qu’engendre cette course folle et sans fin. Ils plaident pour une décroissance contrôlée, un peu dans l’esprit de la «croissance zéro», proposée il y a une quarantaine d’années par le Club de Rome. Ils ne sont pas les seuls. L’Ecole polytechnique fédérale a conçu un plan pour une «société à 2000 watts», où la consommation actuelle d’énergie serait divisée par trois.

S’il est sans doute possible de réduire les gaspillages et de ralentir l’augmentation de la consommation énergétique, nous croyons qu’une politique systématique de décroissance est impossible. Toute tentative «sérieuse» dans ce sens exigerait un accroissement forcené de l’intervention étatique dans tous les domaines, de la famille à l’entreprise, des rues aux magasins, de la presse au bâtiment. L’opération commencerait – et probablement finirait – par des faillites en chaîne, des mises au chômage massives et d’autres dégâts sociaux tels que la société ne s’en relèverait pas. Certains pensent que ce prix ne serait pas trop élevé.

Il y a quelque chose de contre-nature dans l’idée de décroissance générale organisée: la croissance n’est certes pas le but de la vie, mais elle en est tout de même une manifestation essentielle.

D’une certaine façon, les néo-libéraux et les verts font la même erreur, qui est de traiter la croissance comme une chose en soi. Les premiers la vantent, les seconds la craignent, mais tous deux y croient. Or, il n’existe pas une croissance en soi, une croissance générale qui serait le pendant économique du Progrès prophétisé par les philosophes du XVIIIe siècle. En réalité, il existe des êtres et des choses qui croissent, et c’est relativement à eux, et non dans l’absolu, qu’il faut examiner la croissance.

Ainsi, telle entreprise s’agrandira pour suivre la demande des consommateurs. Telle autre au contraire, se rappelant que le suréquipement des années septante fut fatal à mainte entreprise, jugera que l’accroissement de la demande ne représente qu’une poussée de fièvre sans lendemain: on se contentera de jouer avec les heures supplémentaires. Une troisième entreprise réduira sa production et entrera en décroissance pour éviter de se retrouver avec des montagnes d’invendus menacés par la rouille. A chaque fois, le responsable, patron ou conseil d’administration, prend une décision d’espèce en fonction de la situation du marché et de la situation particulière de son entreprise, en aucun cas dans le but de favoriser la croissance en soi.

Du point de vue du bien commun, il est mauvais qu’une entreprise ou une branche croisse pour elle-même en ne s’occupant que de son bilan et sans se soucier des effets collatéraux de son expansion sur les communautés locales, les familles de leurs employés, l’équilibre régional, l’aménagement du territoire. Les libéraux du XIXe évacuèrent ce souci au nom de la lutte de tous contre tous qui garantirait le mieux la prospérité générale. C’est ainsi que, durant la révolution industrielle, les grandes manufactures, forges, mines et autres usines prospérèrent sans se préoccuper le moins du monde de la désertification des campagnes, de l’entassement des paysans aux abords des cités industrielles et de leur situation matérielle et morale. Le succès du communisme fut la sanction de cet aveuglement.

Il est mauvais aussi que la croissance ne touche qu’un seul secteur de l’économie. Le pays qui tend à la monoculture perd sa souveraineté au profit des Etats qui lui fournissent les produits dont sa population a besoin.

Il arrive que la croissance de certaines entreprises soit telle que leur faillite entraînerait celle de la région, voire du pays. On a récemment pu reprendre le slogan «Quand General Motors éternue, c’est l’Amérique qui s’enrhume» à propos de certaines banques trop grandes… en tout cas pour leurs chefs du moment.

Un paradoxe que les idéologues de la croissance refusent de voir, c’est que si la Suisse est prospère et résiste aux crises mieux que les autres Etats, c’est précisément parce que, économiquement, sa croissance a été lente et freinée de mille manières. Elle a pris le temps de se transformer. Elle n’a pas connu la révolution industrielle et ses bouleversements sociaux, mais un passage progressif et retenu de l’artisanat à l’industrie. Cette lenteur a permis que l’ensemble des facteurs économiques et sociaux – les prix et les salaires, la démographie et les emplois, les produits, les magasins et les consommateurs, la formation scolaire et professionnelle, les moeurs, les relations de travail et l’action syndicale – évoluent d’une façon relativement cohérente et intégrée. En gros, et malgré d’inévitables ratages, tous ces éléments se tiennent, s’entraînent et se pondèrent les uns les autres.

L’officialité politique, rejouant La poule aux oeufs d’or, semble croire que les avantages supposés de la suppression des frontières vont tout simplement s’ajouter à notre prospérité. Ils la balayeront au contraire, et sans espoir de compensation.

Un autre paradoxe est que l’économie souffre elle aussi de la croissance sans frein. Elle se voit condamnée à courir toujours plus vite et à décider et à agir dans l’instant: pour gagner, il faut être le premier. Cette pression induit les responsables à se fixer des buts immédiats, à négliger les investissements à long terme et à sous-évaluer les risques. C’est un facteur de superficialisation et de fragilisation de l’économie.

Si le fédéralisme freine la croissance, c’est, pour la partie qui ne relève pas des blocages bureaucratiques, parce qu’il rattache l’économie à la réalité sociale et politique des communautés cantonales concrètes. Il lui conserve ses racines et l’empêche de se perdre à la conquête du monde.


NOTES:

1 Presses du Belvédère, avril 2010, Pontarlier.

2 Les frontières suisses et celles de l’Union européenne tombent sous le coup de la même critique.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: