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Hommage à Mercanton

Jean-Blaise RochatLa page littéraire
La Nation n° 1888 7 mai 2010
Le 16 avril dernier était la date du centenaire de Jacques Mercanton. Que s’est-il passé ce jour-là? Rien. Pas un article de presse, pas une émission de radio, pas même une mention sur un blogue. Au printemps 2010, si nous vivions dans un monde normal, un peu civilisé, ou simplement si nous étions conscients de la valeur de cette haute figure de la littérature, nous devrions crouler sous les commémorations: une exposition à la bibliothèque cantonale, des rééditions, des études, une édition commentée de L’Eté des Sept-Dormants en piles chez Payot et à la FNAC, un concert à la mémoire de J.M. (le concerto de Berg! Des madrigaux de Monteverdi!), un numéro spécial de la revue Europe, des rues, des places Jacques-Mercanton. Rien: les rayons des libraires sont à peu près vides des oeuvres de cet auteur et, quand on trouve un titre – chez les bouquinistes le plus souvent –, il s’agit toujours d’un tirage ancien, ce qui montre à quel point Mercanton est aujourd’hui délaissé.

Faut-il s’en émouvoir? Pas trop: la plupart des écrivains de cette génération, et plus encore ceux de la précédente, sont au purgatoire parce que leur style est daté, parce que leurs thèmes déroutent nos contemporains, parce que les gens préfèrent Millenium. Ils regardent la télé. Qui lit encore Gide, Mauriac, Montherlant, Colette, Maurois, Julien Green, Chardonne, Jouhandeau et tant d’autres qui furent les fleurons de leurs éditeurs? A fortiori, les chances de Mercanton de retrouver bientôt un lectorat digne de sa stature sont minces, lui qui s’est toujours tenu à l’écart des maffias de l’édition parisienne.

Sa situation parmi ses contemporains est complexe et paradoxale: contrairement à Ramuz ou Roud, son oeuvre ne s’inscrit jamais dans le terroir local, et ce serait se méprendre que de le classer écrivain vaudois, ou pire, romand. Alors français? Mais la France préfère ignorer qu’au-delà des limites de l’Hexagone un chef-d’oeuvre romanesque a été écrit dans sa langue. On notera par parenthèse que c’est aussi le sort des Hauts Quartiers de Paul Gadenne (1907-1956), oeuvre vertigineuse, unique par sa force quasi dostoïevskienne. La France littéraire d’aujourd’hui est-elle si riche qu’elle puisse se permettre de laisser en déshérence de pareils trésors?

L’universel mercantonien s’inscrit dans des paysages variés: le Danube, la Toscane, Prague, la Bavière, l’Espagne, l’Engadine, l’Afrique du Nord… S’il fut un grand voyageur, Mercanton ne quitta pas l’Europe et le bassin méditerranéen. Il fut le type même du Mitteleuropäer cultivé qui connaissait tous les recoins de la civilisation de son continent. Polyglotte, il fut le familier de James Joyce, de T.S. Eliot, de Thomas Mann, de Malraux, de Giacometti, de Mauriac. Sa culture était d’une étendue stupéfiante, qui embrassait non seulement la littérature, mais aussi la peinture, et surtout la musique. Il avait reconnu avant tout le monde la valeur de Monteverdi – son compositeur préféré avec Mozart – et parlait avec un égal bonheur de Palestrina ou de Henze.

L’oeuvre romanesque et critique de Mercanton est hantée par la présence de la mort, l’effroi devant la décadence de la civilisation. Converti au catholicisme pendant son adolescence, Mercanton avait accueilli avec tristesse et colère la réforme liturgique consécutive au Concile de Vatican II. Dans un article au titre barrésien, Sous l’oeil des barbares, paru en janvier 1968 (Gazette de Lausanne), il déplore l’abandon du latin pour «un jargon aussi injurieux pour la langue que pour les vérités qu’elle prétend proclamer. […] On vous explique que, sourds pendant plus de quinze siècles, les oreilles des fidèles se sont ouvertes. Ils comprennent, en effet, que le mystère est aboli, le surnaturel condamné, et que la foi se réduit à une leçon abstraite qu’il faut répéter chaque dimanche, sans prise sur les âmes, sans communication avec les coeurs. La prière conduisait au silence; cette récitation hébétée ne mène plus qu’au néant.» Par la suite, il avait claqué bruyamment la porte de la chapelle des chanoines ses voisins pour n’y plus revenir. A la fin de sa vie, attiré par la mystique musulmane, celle que lui avait révélée son ami Louis Massignon, il vivait en burnous dans son appartement du Denantou.

Jacques Mercanton fut aussi un remarquable professeur à l’Université. Ses dernières années d’enseignement furent consacrées à des auteurs choisis à dessein dans un répertoire qu’il savait voué à l’abandon par ses successeurs: Bossuet, Montherlant… Les cours se déroulaient au rythme lent de sa voix gutturale et sinueuse, marquée d’arrêts fréquents; ce n’étaient pas des hésitations ou la perte du fil de sa pensée, mais plutôt un temps nécessaire à la construction d’un propos complexe, une sorte de polyphonie à une voix. Puis le discours reprenait, souvent dans des directions imprévues. C’était comme une fugue de Bach: il ne se répétait jamais. Les parenthèses, les excursions hors du sujet étaient fréquentes, guidées par la fantaisie de ses inspirations du moment. En poète, il créait l’objet dont il parlait, et était capable d’évoquer avec un égal bonheur des mères jouant avec leurs enfants dans un parc, la musculature d’un athlète, un vers de García Lorca… También se muere el mar…

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