Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Une lettre de Vladimir Poutine

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1976 20 septembre 2013

Celui qui est doté d’un peu de bon sens, d’imagination et de sensibilité, celui qui sait que le plus chirurgical des bombardements ajoute d’abord aux victimes civiles, celui qui juge absurde de faire n’importe quoi sous prétexte de «faire quelque chose», et qui garde en mémoire le mensonge d’Etat des «armes de destruction massive», celui-là s’est senti plus léger quand la menace des «frappes» sur la Syrie s’est éloignée.

Celui qui a constaté que chaque intervention militaire étrangère contre un Etat y radicalise le désordre et les massacres qui en découlent, et que chaque «printemps arabe» est un hiver des droits individuels et collectifs, celui-là ne peut qu’être heureux de la modération imposée aux faucons américains et français.

Celui qui pense que les Etats-Unis sont en train de faire un chaos de cette région et qui pense aussi que la guerre, pour le président Hollande, n’est qu’une continuation du combat électoral par d’autres moyens, celui qui considère comme un sommet d’imbécillité politique la guerre «punitive» qu’on lance sans souci du lendemain, celui-là est reconnaissant à Vladimir Poutine d’avoir fait prévaloir la solution politique sur la solution militaire. A supposer bien sûr qu’il puisse exister une solution militaire sensée qui ne serait pas d’abord l’expression d’une politique!

Le président Poutine n’est pas un gentil. C’est un homme de pouvoir, un homme d’Etat sans états d’âme. C’est un politique, dont l’œil glacé s’intéresse à l’ensemble plus qu’aux détails, à l’ordre durable plus qu’aux émotions immédiates. Le 23 octobre 2002, au théâtre de la Doubrovka, à Moscou, un commando tchétchène d’une cinquantaine de personnes prend le public entier en otage. Le président Poutine lance l’assaut, déterminé à ce qu’aucun terroriste n’en réchappe. Il y aura soixante-sept morts parmi les otages, mais aucun terroriste n’en réchappera. Et il n’y aura plus de prises d’otages.

La Russie est un pays exténué socialement et moralement par septante années de communisme et dix ans de libéralisme sauvage, déchiré par les luttes entre factions militaires, économiques, partisanes et bureaucratiques. Lui donner la stabilité politique, l’ordre dans les rues et la sécurité du droit, conditions premières de la prospérité, est une nécessité qui demande un travail de titan. La Russie a non moins besoin d’un minimum d’ordre entre les Etats proches, d’où le refus obstiné d’une intervention militaire en Syrie.

Le président Poutine s’en explique dans une lettre qu’il a fait parvenir au New York Time et que celui-ci a publiée le 11 septembre. Adressée au peuple américain et à ses dirigeants politiques, rédigée à la première personne, court-circuitant délibérément les voies diplomatiques ordinaires, cette lettre est une leçon de politique dont notre presse a trop peu parlé.

Le président Poutine se présente non comme un soutien du régime Assad, mais comme un responsable politique soucieux de préserver un certain ordre entre les Etats. Il voit dans une intervention américaine les risques d’une escalade du conflit, notamment en direction de l’Iran et d’Israël, d’une explosion du terrorisme, voire d’un effondrement de l’ordre international. Il rappelle que, selon la Charte de l’Organisation des Nations Unies, celle-ci est seule habilitée à autoriser des interventions militaires contre un Etat. Toute autre guerre est un acte d’agression, expressément prohibé.

Si les petits et moyens Etats ne peuvent plus compter sur l’ordre international que l’ONU est censée garantir, ajoute le président Poutine, chacun d’entre eux voudra se protéger en se procurant des armes de destruction massive, avec toutes les menaces que cela comporte.

La guerre en Syrie n’est pas une guerre pour la démocratie, mais un conflit armé dans un Etat multi-religieux. De nombreux terroristes islamistes y prennent part, ainsi que des mercenaires occidentaux, y compris des Russes.

En bon dialecticien, le président Poutine recentre la discussion sur l’objet du litige tel que les Américains eux-mêmes l’ont défini, le recours aux armes chimiques. Selon lui, la question peut être résolue sans intervention militaire, appréciation confirmée par la Syrie qui accepte de placer son arsenal chimique sous contrôle international.

Personne ne doute que le gaz toxique a été utilisé en Syrie. Mais il y a tout lieu de croire qu’il n’a pas été utilisé par l’armée syrienne, mais par les forces de l’opposition, afin de provoquer l’intervention de leurs puissants protecteurs étrangers, estime le président russe. Les déclarations du journaliste italien Domenico Quirico vont dans le même sens. Le rapport de l’ONU est interprété en sens contraire par les Etats-Unis. Les uns disent que les vecteurs rudimentaires utilisés pour répandre les gaz désignent les rebelles, les autres que la sophistication des mêmes moyens dénonce le gouvernement Assad. Chaque parti tire la couverture à lui. Dans tous les cas, le doute est suffisant pour interdire qu’on en fasse un casus belli.

Le président Poutine attire solennellement l’attention du peuple américain: Il est alarmant de constater que l’intervention militaire dans les conflits internes dans les pays étrangers est devenue monnaie courante aux Etats- Unis. Est-ce dans l’intérêt à long terme de l’Amérique? J’en doute. Des millions de personnes dans le monde voient de plus en plus l’Amérique non pas comme un modèle de démocratie, mais comme s’appuyant uniquement sur la force brute, bricolant des coalitions réunies sous le slogan «vous êtes avec nous ou contre nous».

Il souligne l’échec de cette force brute: L’Afghanistan est sous le choc, et personne ne peut dire ce qui se passera après que les forces internationales se seront retirées. La Libye est divisée en tribus et en clans. En Irak, la guerre civile se poursuit, avec des dizaines de morts chaque jour.

Le président Poutine met en garde les Américains – c’est ce qui a le plus irrité la Maison blanche et les commentateurs – contre l’«exceptionnalisme» revendiqué par le président Obama: Il est extrêmement dangereux d’encourager les gens à se considérer comme exceptionnels, quelle que soit la motivation. Il conclut en rappelant l’égalité de tous les hommes devant Dieu.

Le président Poutine pense-t-il tout ce qu’il dit? Son discours démocratique à l’occidentale, sa révérence à l’égard de l’ONU, les craintes qu’il manifeste pour les victimes innocentes sont-ils plus qu’un discours de circonstance? On peut le penser, ou non. Il reste qu’une bonne partie de son argumentation vaut par elle-même.

Est-il manichéen et de mauvaise foi, comme l’affirme1 avec une grande suffisance la politologue Marie Mendras, qui, soit dit en passant, ne souffle mot de la lettre au peuple américain? Il ne serait pas le seul. Mais de toute façon, de tels reproches sont politiquement secondaires.

Le président Poutine parle et agit dans la perspective des intérêts de la Russie. Son patriotisme russe ne semble pas marqué par l’esprit de conquête indéfinie propre au nationalisme idéologique et à l’internationalisme mercantile. Sa lettre le fait plutôt apparaître comme un pragmatique, intransigeant mais plus modéré et fiable que ses prédécesseurs… et que beaucoup de chefs d’Etat contemporains.

Son habileté, au service d’une vision politique inscrite dans la durée, a rétabli dans cette affaire l’équilibre du monde menacé par la prééminence absolue des Etats-Unis. En ce sens, Vladimir Poutine est, objectivement, un artisan de paix. Le président Obama devrait lui prêter son prix Nobel.

Notes:

1 Le Matin-Dimanche du 15 septembre.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: