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Deux Suisses?

Jean-François Cavin
La Nation n° 1976 20 septembre 2013

Au lendemain de la Fête fédérale de lutte, M. Arthur Grosjean, éditorialiste du jour dans 24 heures, s’efforçait de doucher l’enthousiasme provoqué par ce grand rassemblement sportif et patriotique; ironisant sur les héros en culotte de jute et sur les sponsors qui se précipitent pour financer une fête jugée ringarde qui devient un phénomène de mode, il reconnaît certes qu’il serait stupide de dépeindre cette manifestation comme une relique du passé célébrée par des crétins des Alpes ; mais il met en garde contre la tentation de la placer sur un piédestal: elle représente les valeurs d’une Suisse conservatrice qui ne représente qu’une partie du pays. 250 000 participants quand même!

Deux jours plus tard, l’éditorialiste, Mme Judith Mayencourt, maltraitait le président de la Confédération, interviewé dans le corps du journal, sous le titre Ueli Maurer, un président ravi. Titre on ne peut plus insolent, car Mme Mayencourt ne saurait ignorer qu’un ravi, dans le Midi, c’est un naïf, un crédule, un simple d’esprit. Sur le fond, elle critique la satisfaction que M. Maurer exprime sur l’état de la Suisse, lui qui se voulait un président rassembleur: hélas, pour une bonne partie du pays, il est bien difficile de se reconnaître dans les clichés patriotiques bien rodés du Zurichois. Car c’est une Suisse du repli, bien à l’abri derrière ses Alpes de neige, que nous dessine, encore et encore, le président de la Confédération. Un président ravi d’un pays qui n’existe plus depuis longtemps.

Il est assez comique que le journal des familles, qui tire largement parti du vieux fond vaudois – et tant mieux –, considère que l’héritage patriotique est un mythe, que la Suisse traditionnelle est morte… Mais la question mérite davantage qu’un coup de griffe.

Si le constat de décès du pays «qui n’existe plus» n’est pas dressé par chacun, la théorie des deux Suisses est assez fréquemment soutenue, notamment certains soirs de votations où l’on voit s’opposer des cantons ou des districts urbains et ruraux. Il y aurait une Suisse conservatrice, surtout celle des campagnes et des montagnes, qui ne comprend pas le monde moderne ou ne veut pas le comprendre, et une Suisse des villes et des agglomérations du Plateau, libérée du passé, consommatrice, informatisée, ouverte à tous les courants de la vie actuelle. Cette vision a les faveurs d’une gauche intello-citadine; Mme Yvette Jaggi a été une des premières à la propager. Reste à savoir si cette apparente division du pays est un contraste superficiel sur la carte des scrutins, qu’on peut constater sans trop s’émouvoir, ou une fracture profonde de l’esprit confédéral annonciatrice d’un dédoublement de la personnalité politique.

Une balade estivale m’a conduit à Oberägeri, dont la vallée et le lac se cachent dans les replis de la Suisse centrale. C’est sur le territoire de cette commune que se situe le champ de bataille de Morgarten – ou plutôt le talus de la bataille. Dans le genre vieux suisse, ce devrait être le comble. Oberägeri loge ses 5 400 habitants dans quelques dizaines de maisons aux façades boisées et aux toits pointus selon le style local, et dans beaucoup de parallélépipèdes de béton et de verre; le soir venu, on voit par leurs larges fenêtres des jeunes cadres pianoter sur leurs ordinateurs. Zum Rössli, on mange d’excellents röstis à l’ancienne; zum Hirschen une cuisine créative distinguée par Gault et Millau. Dans la liste des nonante sociétés locales, on trouve un ensemble d’accordéonistes et un jodlerclub, mais aussi un groupe de cuivres nommé les fascinating saxophones; un groupe voué aux costumes traditionnels, plus un groupe d’enfants voué aux costumes traditionnels pour juniors, mais aussi un club d’athlétisme et un club de voile; une société de tir à l’arbalète et un club de tennis; une association de lutteurs à la culotte et un groupe de beach-volley. Sommes-nous dans la Suisse conservatrice ou dans la Suisse moderne?

Même question, par exemple, pour Echallens, 5 400 habitants aussi, nonante sociétés locales aussi…

Quant aux villes, on hésite à placer Berne dans le XXIe siècle trépidant. Et Bâle, à la pointe du progrès scientifique au sein de ses laboratoires, passe six mois de l’année à préparer le prochain carnaval qui, durant exactement 72 heures à partir du Morgenstreich de lundi 04:00, rassemblera tout le peuple de la cité rhénane célébrant sa fête sacrée selon d’antiques usages.

Il n’y a pas deux Suisses. Il y a beaucoup de Suisses, celles de mentalités, d’histoires, de traditions cantonales variées; celle ancrée dans les familles du crû et celle renouvelée par l’immigration; celle qui exporte (y compris un Jura indéfectiblement jurassien) et celle qui privilégie les produits locaux (y compris des écolos très tendance). Il y a, dans une large mesure, un fond montagnard, pas seulement chez les habitants des hauteurs, mais aussi chez les citadins skieurs ou randonneurs du dimanche. Tout cela se mêle dans une Suisse diverse, qui laisse place à des opinions et à des manières d’être contrastées, et qui – en Alémanie peut-être mieux que chez nous – sait allier le goût de la nouveauté au sens de la tradition.

D’ailleurs, la tradition, ce n’est pas le fixisme, mais une transmission vivante. L’héritier du passé le respecte sans le juger forcément intangible. Des choses fortes sont maintenues; d’autres évoluent; des esprits créatifs imaginent des réalisations d’apparence nouvelle, mais qui entretiennent une secrète et substantielle filiation avec les œuvres d’autrefois. Ainsi la Suisse réussit-elle assez bien – n’en déplaise aux politologues gauchisants qui invoquent la rupture pour mieux renier le passé – à perpétuer les bonheurs d’hier pour affronter les incertitudes de demain.

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