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Une thèse de philosophie du droit (II)

Denis Ramelet
La Nation n° 1992 2 mai 2014

Avant de présenter la seconde partie de la thèse de doctorat en philosophie du droit publiée par notre ami Pierre- François Vulliemin1, rappelons en quelques phrases le contenu, essentiellement juridique, de la première partie2.

En Suisse, la responsabilité des producteurs pour les dommages causés par les défauts des produits manufacturés est réglementée depuis 1993 par la loi fédérale sur la responsabilité du fait des produits (LRFP). M. Vulliemin distingue principalement deux types de défauts: le défaut de fabrication, qui n’affecte qu’un ou plusieurs exemplaires, et le défaut de conception, qui affecte tous les exemplaires produits3. Il arrive à la conclusion que le défaut de conception, auquel il s’intéresse plus spécialement dans la seconde partie, entraîne une responsabilité dite «objective simple», dont le producteur peut s’exonérer en prouvant qu’il a agi avec diligence. Si le producteur prouve qu’il a conçu le produit avec toute la diligence requise, c’est-à-dire avec la diligence qu’aurait mise en œuvre un producteur raisonnable aux prises avec les mêmes circonstances, on conclura à l’absence de défaut de conception.

Or, à son article 5, la LRFP prévoit un certain nombre d’exceptions à la responsabilité du producteur. L’une de ces exceptions – que l’auteur appelle «non-responsabilité pour le risque de développement» – concerne la conception du produit et se trouve fondée sur le fait que «l’état des connaissances scientifiques et techniques, lors de la mise en circulation du produit, ne permettait pas de déceler l’existence du défaut». Les considérations philosophiques, plus précisément épistémologiques, que M. Vulliemin développe dans la seconde partie de sa thèse, ont pour but d’expliciter la notion d’«état actuel des connaissances scientifiques et techniques», qui apparaît de prime abord bien vague.

D’entrée, l’auteur se réclame de «la philosophie réaliste la plus classique», c’est-à-dire l’aristotélisme, dont l’une des nombreuses qualités est de «limiter les affirmations philosophiques dépassant le sens commun» (p. 109). Plus loin, il cite le physicien Jean Bricmont: «Le réalisme est l’idée qu’il existe un monde, indépendant de la conscience humaine ou de la connaissance que nous en avons, et que nous pouvons connaître certaines de ses propriétés par l’observation, l’expérience et le raisonnement. […] Ce n’est pas une position radicale, ou même originale: c’est l’attitude spontanée de Monsieur Tout-le-monde, le point de vue du sens commun. C’est aussi la position de la majorité des scientifiques […]» (p. 135).

L’auteur commence par traiter de la connaissance en général. Il en propose plusieurs définitions avant de s’arrêter à celle-ci: «La connaissance est l’identification du sujet en acte de connaître et de l’objet en acte d’être connu dans et par l’acte de connaissance, selon l’exercice» (p. 145). En termes moins abstraits, on pourrait dire que la connaissance est la présence immatérielle de l’objet connu dans le sujet connaissant, ou encore que, dans l’acte de connaissance, le sujet connaissant devient, d’une certaine manière, l’objet connu. De cette définition de la connaissance découle celle, classique, de la vérité: adéquation de l’intelligence à la réalité.

M. Vulliemin distingue ensuite les différents degrés de clarté avec laquelle la réalité apparaît et les degrés proportionnels de conviction qu’ils entraînent dans l’intelligence. Le degré suprême de clarté est l’évidence, qui entraîne la certitude, laquelle exclut toute possibilité d’erreur4. Un degré moindre de clarté, que nous appellerions «apparence forte», entraîne l’opinion, qui tient une affirmation pour probable, sans toutefois exclure absolument la possibilité qu’elle soit fausse. Le degré de clarté le moins élevé, que nous appellerions «apparence faible», entraîne le doute, c’est-à-dire la suspension du jugement: entre deux affirmations contradictoires, l’intelligence ne voit pas plus de raisons d’opiner pour l’une plutôt que pour l’autre.

Comme le fait remarquer l’auteur, l’évidence est «trop rare pour que l’on fonde toutes ses actions sur elle» (p. 162); nous devons donc le plus souvent nous contenter, dans nos actions, d’une opinion plus ou moins fondée. Ainsi donc, si d’un côté il est téméraire pour un producteur de commercialiser un produit dont l’innocuité lui paraît douteuse, d’un autre côté, «à moins de se condamner à ne jamais agir, le producteur ne peut pas raisonnablement attendre la certitude, mais doit se contenter d’une opinion [fondée] pour décider de mettre sur le marché un produit» (p. 158).

L’auteur fait ensuite œuvre de salubrité publique en répondant aux quatre objections classiques que les sceptiques contemporains (empiristes, kantiens et autres existentialistes) opposent systématiquement au réalisme du sens commun: les prétendues erreurs des sens (qui sont en réalité des erreurs de jugement), le théorème de Gödel (qui dit simplement qu’on ne peut pas tout démontrer et qu’il y a nécessairement des principes), la relativité einsteinienne (qui relativise certaines choses mais en absolutise d’autres) et, last but not least, la mécanique quantique, dont la plupart des gens ignorent qu’à côté de l’interprétation idéaliste de l’école de Copenhague (Werner Heisenberg, Niels Bohr, etc.) il existe une interprétation réaliste soutenue entre autres par Louis de Broglie, David Bohm et Jean Bricmont.

Nous en arrivons enfin à cette fameuse notion d’«état actuel des connaissances scientifiques et techniques», dont M. Vulliemin cherche à préciser tant que faire se peut le contenu. La doctrine en propose deux acceptions. Selon l’acception «absolue», le producteur est censé tenir compte de toute opinion scientifique quelle qu’elle soit, même ultra-minoritaire, même peu sérieuse, même difficilement accessible. L’auteur montre que cette acception est implicitement relativiste, puisque pour elle toutes les opinions se valent, et surtout qu’elle «aurait en fait les mêmes conséquences pratiques que l’adoption d’une responsabilité objective aggravée» (p. 244), «[ôtant toute] portée à la défense du producteur pour risque de développement» (p. 248). L’auteur adopte donc l’acception «relative», plus réaliste, et définit l’«état actuel des connaissances scientifiques et techniques» comme «le savoir généralement reconnu à disposition d’un producteur attentif au développement de la science et de la technique».

M. Vulliemin conclut en réaffirmant la pertinence de sa démarche: «Sans le recours à la philosophie, nous n’aurions pu qu’affirmer de manière superficielle et vaine qu’“on est (presque) jamais sûr de rien”. Au lieu de quoi nous avons pu développer une théorie métaphysique et juridique de l’opinion. Loin de constituer un gadget, la démarche interdisciplinaire retenue était donc indispensable.»

 

Notes:

1 Pierre-François Vulliemin, L’«état actuel des connaissances scientifiques et techniques»: diligence du producteur et finitude de l’homme, Schulthess, 2013.

2 Voir La Nation n° 1990 du 4 avril 2014.

3 Nous ne revenons pas ici sur le défaut de présentation (traité dans notre premier article) qui est, pour M. Vulliemin, soit un défaut de conception de la présentation soit un défaut de fabrication de celle-ci.

4 Si l’évidence entraîne toujours la certitude, nos certitudes ne sont hélas pas toujours fondées sur des évidences. C’est l’évidence qui nous garantit contre l’erreur, pas la certitude.

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