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Proust et la vérité: la preuve par l’acte

Jacques Perrin
La Nation n° 1992 2 mai 2014

Il y a quelque temps, nous avons tenté ici même de cerner la notion de vérité. Le livre de M. Eric Werner, Une heure avec Proust1, nous a ensuite incité à lire Le temps retrouvé, dernier volume de A la recherche du temps perdu. Nous y avons découvert les considérations du narrateur sur la façon de saisir le réel dans sa fugacité.

A la fin de la Recherche, le narrateur est confiant. Sa vocation d’artiste s’est consolidée, il sait désormais que la littérature peut dire le vrai.

Cette prise de conscience se fait après des moments de lassitude dus à l’incapacité, par exemple, de «noter la ligne qui sépare sur les arbres l’ombre de la lumière». Le narrateur croit que tout est perdu; sa stérilité l’accable jusqu’au moment où, dans la cour de l’hôtel de Guermantes, il bute contre des pavés mal équarris.

Soudain un épisode analogue lui vient en mémoire. Autrefois, à Venise, près du baptistère de Saint-Marc, il avait déjà trébuché à cause de pavés irréguliers. Cette réminiscence involontaire le plonge dans une félicité quasi surnaturelle (on pense au mémorial de Blaise Pascal: «Joie, joie, joie, pleurs de joie»). Ce n’est pas la première fois. Tout lecteur de Proust garde en tête la petite madeleine trempée dans une infusion, et d’autres souvenirs inopinés, tous évoqués à nouveau dans ces pages du Temps retrouvé2.

Le narrateur est comme submergé par la joie. Le lexique religieux abonde: «miracle» d’une analogie, «foi» dans la littérature, «paradis perdu», «ailes des anges», «résurrection», «jugement dernier», instinct «religieusement» écouté, etc.

Le réel est transitoire – Proust adore l’expression «au passage»; la fugacité est sa marque. Parfois il met du temps pour parvenir à notre conscience. On est obligé d’aller le chercher; la réactualisation du passé est la voie d’accès privilégiée à certains événements auxquels nous n’avons pas été attentifs lorsqu’ils se sont produits.

Jusqu’à l’épisode du pavé mal équarri, le narrateur n’arrive pas à saisir le réel. L’observation volontaire demeure stérile. Marcel se réfugie dans l’imagination qui lui permet seule de jouir d’une réalité absente. Les impressions qu’il s’épuise à recréer sont factices, ses souvenirs sans vérité. Et soudain, le miracle: Venait de renaître en moi, à trois reprises, un véritable moment du passé […]. Beaucoup plus peut-être; quelque chose qui fût commun à la fois au passé et au présent, et beaucoup plus essentiel qu’eux […]. Un expédient merveilleux de la nature […] avait fait miroiter en moi une sensation […] à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent, où l’ébranlement affectif de mes sens […] avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence – et grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais: un peu de temps à l’état pur. L’être qui était rené en moi quand avec un tel frémissement de bonheur, j’avais entendu le bruit commun […] à l’inégalité pour les pas des pavés de la cour de Guermantes et du baptistère de Saint-Marc, cet être-là ne se nourrit que de l’essence des choses, en elle seulement, il trouve sa subsistance, ses délices.

Après la collision subite du présent et du passé, le narrateur, quelque peu platonicien, contemple l’essence des choses; il ne s’agit pas d’une abstraction sèche perdue dans l’éther: «Cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive.» Il a accès au réel dans sa plénitude, il en capte d’un coup le caractère durable et éphémère.

Selon le narrateur, cette expérience reste en partie ineffable – c’est ce qu’il affirme du moins au début. L’écrivain en exprime cependant divers aspects. Il décrit toutes les sensations et les sentiments associés à telle impression retrouvée. Avec la madeleine, ce n’est pas seulement un goût qui revient, mais aussi des parfums, un climat, des paysages, des humeurs, des angoisses, des rêves. Le signe de la vérité d’une évocation est la joie que provoque le réel retrouvé, quand on perçoit «son effort pour remonter vers la lumière»: Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité, et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit car elle est seule capable s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. Et plus loin: La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires du beau style.

Résumons: l’artiste est à la merci d’impressions fugitives qui l’atteignent à l’improviste, sans que sa volonté ne les ait convoquées. La volonté ne vient qu’après, quand il s’agit de traduire les impressions en mots; c’est une tâche si écrasante que l’écrivain préfère souvent multiplier les activités mondaines, sentimentales ou politiques pour échapper à la souffrance qu’elle occasionne. La difficulté réside dans le fait que «l’impression est double, à demi engainée dans l’objet et à moitié subjective». Ce n’est pas «un déchet de l’expérience identique pour chacun, obtenu par l’abstraction». Aussi semble-t-elle d’abord indicible, mais l’écrivain ne se laisse pas décourager par cette difficulté apparente. Il s’estime capable de communiquer une impression qui n’est qu’à lui, il peut sortir de lui-même. Comment fixer la contemplation de l’essence qui crée une telle félicité, «vision éblouissante et indistincte», qui supprime l’inquiétude de l’avenir, libère des doutes et rend la mort indifférente? Par le style, l’assemblage élaboré des mots. Il faut traduire des impressions et non copier le réel. Le langage est un instrument, non un reflet. Il ne s’agit pas de se mettre tout entier du côté de l’objet, la part subjective doit apparaître. Le narrateur prend soin de s’opposer au naturalisme hyperréaliste. La narration n’a rien à voir avec des instantanés ou des clichés (si bien nommés!), ni avec un film.

Après l’épisode des pavés, le narrateur est capable de dire le singulier et de faire partager ses impressions à autrui: Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune […]. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, nous le voyons se multiplier et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition.

Il est à noter que le narrateur ne méprise pas le travail de l’intelligence qui connaît le général: […] ces vérités que l’intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d’une manière moins pure mais encore pénétrée d’esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps l’essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui plus précieuses sont aussi trop rares pour que l’œuvre d’art puisse être composée seulement avec elles.

Le Temps retrouvé n’apporte pas de recette infaillible pour dire le réel avec une certitude absolue. Proust n’insère aucune théorie dans la conclusion de la Recherche. Les théories, il les trouve de mauvais goût, semblables à «un objet sur lequel on laisse la marque du prix».

L’indice du vrai, la joie, est toujours fortuit, comme une grâce accordée par on ne sait qui. Celle-ci contraste avec la somme d’efforts et de chagrins auxquels s’expose l’artiste en quête du réel: C’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit […] il nous remet chaque fois dans la vérité […] Le chagrin finit par tuer. A chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saillit, développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées, du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven, de qui tout le monde se moquait.

La renaissance spirituelle s’accompagne de souffrances infligées au corps. Chez le grand artiste, le chagrin concourt à la recherche du vrai; la joie vient couronner la découverte de celui-ci.

Proust ne se plaint jamais de l’impuissance du langage humain à dire des impressions. Le langage est un outil fiable. Il n’existe aucun abîme infranchissable entre les mots et les choses. Proust exhibe l’unité de ce qui est et de ce qui est dit. Le lecteur trouve sous la plume du narrateur des commentaires explicitement opposés au relativisme.

A la fin de la Recherche, le narrateur a confiance en ses dons d’expression. Nul scepticisme ne l’habite. Il se lance dans le métier d’écrivain.

Au même instant, Proust démontre, en mettant un point final au Temps retrouvé, qu’il a déjà réussi l’œuvre de vérité que son narrateur décide d’entreprendre.

 

Notes:

1 Eric Werner, Une heure avec Proust, Xénia, 2014.

2 Marcel Proust: Le Temps retrouvé, édition de poche GF, Flammarion, pp 254 à 324.

 

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