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L’empire contre les nations

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2005 14 novembre 2014

L'empire et la nation sont les deux grandes formes d’unité politique. Chacune présente ses avantages, ses limites et ses manques.

L’empire vise une universalité quantitative. Son symbole est un globe surmonté d’une croix, comme sur les armoiries de Grandvaux. Il n’a théoriquement d’autres limites que celles du monde, d’où son esprit conquérant, son impérialisme. Mais la multiplicité des peuples, leurs religions, leurs mœurs subsistent sous l’administration commune. L’empire laisse à chaque Etat le souci de son propre bien commun. Il suffit qu’il lui fasse allégeance et respecte son ordre.

La légitimité de l’empire repose sur sa force et l’ordre pacifique qu’il garantit. Cet ordre est constamment menacé, faiblesse normale d’une institution politique qui ne s’est pas établie sur une communauté humaine unie en profondeur.

La nation, dont le symbole est une couronne fermée, vise à restaurer une unité humaine plus complète, mais sur un territoire limité. Après Bouvines, le roi de France se dit «empereur en son royaume»: il se satisfait des limites de son territoire mais il en est le seul maître après Dieu.

La nation gagne en profondeur humaine ce qu’elle perd en extension territoriale. Contrairement à l’empire, elle réalise l’unité linguistique, celle des mœurs, du droit, des institutions. Dès la Réforme, et jusqu’à la Révolution, la religion elle-même constitue un élément explicite de l’unité nationale: cujus regio, ejus religio. Les frontières sont sacrées.

Certains voient dans la nation le triomphe du particulier, par opposition à l’empire qui incarnerait l’universel. En réalité, la nation tend elle aussi à l’universalité, mais à travers les contingences de sa langue, de ses mœurs, de son histoire. Preuve en est qu’à son acmé, son rayonnement dépasse le territoire et l’époque où elle fleurit. Elle répond ainsi d’un seul mouvement au double besoin humain d’enracinement et d’universel.

Les empires se font et se défont. La synthèse nationale est si puissante qu’elle n’arrive pas à disparaître. La nation polonaise, malmenée en tous sens par l’histoire, la nation française résistant depuis plus de deux siècles à une idéologie républicaine contraire à sa nature, la nation juive subsistant après deux mille ans de diaspora nous apparaissent comme indestructibles.

Sortons du dictionnaire. La distinction entre l’empire et la nation n’est de loin pas si nette dans la réalité. D’autres facteurs d’unité ou de désunion, religieux, linguistiques, idéologiques, sans parler des vicissitudes de l’histoire, des erreurs et des guerres, traversent et bousculent leur destin.

L’apparition des idéologies a contribué à brouiller un peu plus les choses. Toute idéologie est impériale, car elle tend invinciblement à s’étendre aux confins du monde: le communisme international est impérialiste, le socialisme sans frontières est impérialiste, le libéralisme mondialiste est impérialiste, la démocratie égalitaire est impérialiste.

Paradoxalement, même l’idéologie nationaliste est impérialiste. Ses partisans veulent faire profiter l’univers entier de l’absolue supériorité de leur civilisation. Ce fut le cas dès les guerres européennes conduites par les révolutionnaires de 1789. Au XIXe siècle, les colons français enseignaient aux petits Sénégalais l’histoire de leurs ancêtres les Gaulois.

Quand Denis de Rougemont s’en prend à l’«Etat-nation», c’est à cette dérive impérialiste de la nation qu’il en a. On peut regretter que le penseur neuchâtelois, partisan de la forme impériale, n’ait pas fait subir la même critique aux dérives modernes de l’empire.

Car si le nationalisme est devenu impérialiste, l’empire moderne, lui, se présente comme la nation de l’avenir. Il ne lui suffit pas d’imposer son ordre extérieur aux Etats. Il veut abolir leurs frontières, aligner leurs institutions et leurs mœurs, assurer la libre circulation du monde entier sur le monde entier. Ce sont ses propres «mœurs» qu’il veut imposer, mélange d’égalitarisme, de planification étatique et de marché libre, les uns et les autres croissant indéfiniment.

Tous, libéraux et socialistes, fonctionnaires et libertaires, Etats européens et Etats-Unis d’Amérique, tombent d’accord pour exiger la croissance de cet empire et son droit absolu à exclure, voire à bombarder quiconque y fait obstacle. C’est peut-être une explication de la haine enfantine qu’ils vouent en bloc au président Poutine, dont le nationalisme russe traditionnel s’oppose radicalement à l’avancée planétaire de l’empire moderne.

Dans cette perspective d’alignement mondial, la lutte pour le maintien de nations souveraines, si petites soient-elles, relève du salut de l’humanité. Il ne s’agit pas d’opposer un absolu national à l’absolu de l’empire moderne, mais de protéger l’indépendance de la communauté nationale, cadre possible d’une relation humaine et cohérente avec le pouvoir qui la conduit.

 

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