Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Mélancolies

Alexandre Bonnard
La Nation n° 2005 14 novembre 2014

Dans la mesure où le temps nécessaire nous est accordé, il faut relire une fois, mieux: une deuxième fois, les Essais. N’en déplaise à Pascal (qui jugeait sotte la prétention de se peindre à vif) et plus encore à Malebranche, pour qui: «il n’est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se divertir, à cause que le plaisir qu’on y prend engage insensiblement dans ses sentiments, mais encore parce-que ce plaisir est plus criminel qu’on ne pense. Car il est certain que ce plaisir naît principalement de la concupiscence, et qu’il ne fait qu’entretenir et que fortifier les passions, la manière d’écrire de cet auteur n’étant agréable que parce qu’elle nous touche et qu’elle réveille nos passions d’une manière imperceptible». Rien que ça! Evidemment, du point de vue de Port-Royal et de l’Oratoire, la mise à l’index s’imposait.

Non que la lecture de Montaigne soit toujours un régal. L’autocritique sans concession qu’il annonce au lecteur se trouve mêlée le plus souvent d’autosatisfaction et il est difficile de s’intéresser aux peintures répétées de son caractère. Il y a aussi ces innombrables citations latines (environ trois par page en moyenne, donc des milliers) que seuls les latinistes de haut niveau, c’est-à-dire universitaires, peuvent traduire à coup sûr, le commun des mortels devant à chaque minute au moins se référer aux traductions en note. N’oublions pas que, par la volonté de son père, Montaigne apprit le latin à six ans, avant le français, et qu’il eut toute sa vie durant une grande passion pour la langue et la littérature latines, les tournures gasconnes de son style lui ayant été d’ailleurs reprochées déjà de son vivant.

S’il faut relire les Essais, ce n’est pas tant pour s’extasier de la «modernité» de l’auteur (apôtre comme Erasme et Melanchton et bien d’autres de la tolérance en pleine guerre de religions) que pour y découvrir ou redécouvrir, parfois au milieu d’un fatras d’anecdotes, une perle de prix.

Tenons-nous en à un seul exemple, que voici: «Metrodorus disait qu’en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Je ne sais s’il voulait dire autre chose: mais moy, j’imagine bien qu’il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la mélancholie: je dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mesler. Il y a quelque ombre de friandise et délicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron même de la mélancholie. Y a-t-il pas des complexions qui en font leur aliment?»

Et de citer Ovide selon qui il y a quelque volupté dans les pleurs, puis Sénèque pour qui «la mémoire de nos amis perdus nous agrée comme l’amer au vin trop vieux et comme des pommes doucement aigres».

Mélancolie! Vaste univers! Tout d’abord cela relève de la psychiatrie, c’est une pathologie se manifestant sous maintes formes telles que dépression, humeur noire, hypocondrie, cafard, abattement, chagrin, etc., dont on peut se purger (Molière), que l’on peut traiter (Freud). Ce n’est évidemment pas notre sujet, au regard de la formule de Montaigne. Pour l’aspect médical, on peut renvoyer, entre autres, à la thèse de doctorat de Jean Starobinsky, grand spécialiste en la matière. Au sens bien plus large, comme état d’âme, la mélancolie, terme originaire du grec, peut affecter, légèrement ou fortement, durablement ou sporadiquement, tout être humain (sans parler des grands singes, des chiens, des chats). Aussi loin que l’on remonte, elle se manifeste dans la littérature, les beaux-arts, la musique. Selon le Grand Robert et ses nombreuses citations, «la mélancolie, d’abord considérée comme un état désagréable, devient, avec le préromantisme […] un état voluptueux, de rêverie désenchantée, mais douce, thème favori des écrivains».

Alors que, curieusement, Diderot ne considère la mélancolie que propre aux jeunes gens, c’est bien entendu à Rousseau que l’on doit le retournement. Dans l’Emile, «… la mélancolie est amie de la volupté: l’attendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances et l’excessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris».

De là nous passons au romantisme, dont la mélancolie est en quelque sorte la basse continue. A commencer par Châteaubriand. S’il a lu la question précitée de Montaigne («Y a-t-il pas de complexions qui font leur aliment?»), il a dû se sentir visé.

A l’aide du Grand Robert, poursuivons les citations. Tout d’abord celle de Victor Hugo, capable d’être concis: «La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste.» (Les travailleurs de la mer). Allons jusqu’à Gide: «La mélancolie n’est que de la ferveur retombée.» (Les nourritures terrestres) et même jusqu’à Sartre (La mort dans l’âme): «L’eau courante a comme la musique le doux pouvoir de transformer la tristesse en mélancolie. Toutes deux, par la fuite continue de leurs fluides éléments, insinuant doucement dans les âmes la certitude de l’oubli.»

Mozart? La mélancolie la plus douce mais aussi la plus profonde, généralement non privée d’espérance. Schubert? Il berce mais conduit parfois au désespoir. Et que dire du Brahms des dernières années?

Dans les beaux-arts, après Cranach, après le très célèbre burin de Dürer (L’ange accablé) la mélancolie des paysages de Poussin (surtout) et du Lorrain, plus tard de Corot, n’est-elle pas apaisante, incitant à une rêverie euphorique?

Et pour en revenir aux romantiques français (pour les allemands il y aurait trop à dire), il y a le cor de Vigny, le soleil noir de Nerval, les feuilles mortes de Lamartine et de Verlaine, les paradis perdus de Baudelaire. Tout un lamento.

Maintenant, si nous tentons d’établir l’ADN de la mélancolie, nous devons y trouver, passablement mêlés, de la tristesse, de l’accablement à voir fuir le temps, de la délectation morose, mais aussi, n’oublions pas, cette ombre de friandise découverte par Montaigne, ce qui à soi seul devrait lui valoir la palme de la «modernité» à défaut de laquelle, selon les conceptions en vigueur, tout écrivain ne mérite que l’oubli.

Ensuite, fidèles et patients lecteurs, consacrez un week-end à lire ce que Google est impatient de vous apprendre sur la mélancolie, mais n’oubliez par pour autant l’ombre de la friandise, qui n’est certes pas une madeleine.

Et pour terminer, écoutez l’Adagio pour piano en si mineur KV 540 de Mozart.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: