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L’homme qui en sait trop

Jacques Perrin
La Nation n° 2006 28 novembre 2014

Un long samedi est la transcription d’entretiens radiophoniques avec le philosophe George Steiner, conduits par Laure Adler sur France Culture.

Steiner, penseur impétueux et attachant, comprend trop de choses, de sorte que les paradoxes et les apories finissent par fragiliser ses positions, comme nous l’allons voir.

Il se dit fier d’être juif. Que signifie cette appartenance à ses yeux? Le Juif a pour tâche d’essayer, très lentement, dans la limite de ses moyens, de faire comprendre à l’Homme que sur cette Terre, nous sommes tous des invités […] Est nécessaire un art très difficile d’être chez soi partout. Et si vient le jour où il faut faire ses bagages, ce peut être affreusement difficile […].

Disant cela, Steiner évoque sa propre vie. A quatre-vingt-cinq ans, sentant sa fin approcher, il dit: Je suis celui qui est en route, fier de ne pas avoir de chez-lui. C’est ce qui me définit, c’est presque tout ce qu’il me reste.

Dès la fin des années vingt, le père de Steiner comprend que l’avenir des Juifs de Vienne s’assombrit. Il emmène sa famille à Paris. En 1940, les Steiner s’embarquent pour l’Amérique. Le père a enseigné à son fils qu’un bon Juif a toujours une valise bouclée en cas de départ précipité…

Steiner se veut un «Luftmensch», un homme de l’air, mobile, sans attache: L’arbre a des racines. J’ai des jambes […]. J’aime les arbres; dans mon jardin, je les idolâtre. Mais quand la tempête vient, ils craquent, ils tombent; moi je peux courir.

Apatride et fier de l’être, Steiner se prétend «anti-nationaliste, férocement ». Parfois cette férocité s’atténue: […] Je sais très bien que pour la majorité des êtres humains, la quête d’un lopin de sol, d’un chez-soi, est une passion très forte.

Je respecte cela, je ne suis pas idiot. Mais il y a souvent le revers de la médaille, le chauvinisme, la haine raciale, la peur de l’autre […]. C’est compréhensible, mais obscène, tout en même temps. L’homme est un animal territorial. Cruel, apeuré. Mais, grand Dieu, il faut essayer au moins de se libérer de ça.

Même les «Luftmenschen» ne s’en libèrent pas aisément. Israël est une nation entre les nations, armée jusqu’aux dents. Steiner est certes antisioniste, mais ne remet pas en cause l’Etat d’Israël parce que maintenant c’est trop tard. Il ajoute: Si l’on me reproche de faire la morale loin d’Israël qui pourrait accueillir mes enfants en cas de malheur, je reste sans réponse. […] Je respecte absolument ce qu’est Israël, mais ce n’est pas pour moi. Il faut une diaspora pour équilibrer […] Dire que Netanyaou est dans l’erreur, c’est facile quand on est dans un beau salon à Cambridge. Steiner a cette formule: Israël est un miracle plein d’amertume. L’islam est l’ennemi principal: Ce qui pourrait sauver Israël, c’est la guerre entre les chiites et les sunnites. Encore un triste miracle. Il se pourrait que Dieu nous aide.

Dans ce dernier propos, il faut faire la part de la facétie, car Steiner se déclare non-croyant et non-pratiquant.

Le fait est que Steiner est déchiré entre le besoin d’appartenance et l’amour du nomadisme.

Comme on l’a souvent dit, le Juif incarne la condition humaine dans ce qu’elle comporte d’inquiétude. Selon Steiner, les Juifs n’ont cessé d’emm … le monde avec leurs problèmes de conscience, que ce soit par l’intermédiaire de Moïse, du Christ, de Marx ou de Freud.

Steiner allègue deux raisons contre Israël.

D’abord, l’excellence intellectuelle juive serait produite par le besoin d’adaptation à des civilisations diverses. Steiner, étudiant éternel, est un homme du Livre et des livres, polyglotte, doté d’une culture immense. Si Israël s’écroulait, le judaïsme survivrait, comme toujours. La dissémination est, selon le philosophe, plus efficace à cet égard que l’attachement à une terre qui peut changer de mains.

La seconde raison de la préférence de Steiner pour la dispersion des Juifs est que: […] depuis la chute du Grand Temple de Jérusalem les Juifs n’avaient pas la puissance de maltraiter, de torturer et d’exproprier qui que ce soit au monde […] La très haute noblesse, c’est d’avoir appartenu à un peuple qui jamais n’en a humilié un autre […] Pour survivre, Israël doit tuer et torturer, Israël doit se comporter comme les autres.

Que penser de l’antinationalisme de Steiner?

Le philosophe aime jouer au spectateur de passage: Je n’ai vu aucune partie du monde qui ne soit passionnante. Peut-être limite-t-il un peu trop ses fréquentations aux universitaires qui lui ressemblent. Il sous-estime le long travail fourni par les patriotes pour construire des pays capables d’accueillir les apatrides. Si Steiner a pu trouver refuge en Angleterre, c’est parce que Celtes, Vikings, Saxons et Normands ont fini par s’enraciner sur une terre et établir une certaine unité sous l’égide d’une monarchie chrétienne. S’il devait s’enfuir en Argentine, il remercierait les émigrés espagnols, italiens ou basques d’avoir fait souche dans la pampa et domestiqué les grands espaces. La sédentarité a du bon.

Quant à l’idée que les Juifs n’ont jamais été du côté des bourreaux, elle est contestable. Quand Soljenitsyne (que Steiner cite en l’appelant un très grand homme détestable) affirme: Le virus du communisme, du bolchevisme, est totalement juif et a été l’infection de la sainte vierge de Kazan, Steiner juge que le dissident a parfaitement raison sur le fond historique.

Steiner ne recule jamais devant la vérité. Si quelqu’un d’autre que lui prononçait certaines phrases, on qualifierait cette personne d’antisémite: Il y a en ce moment plus de Juifs sur la planète qu’avant la Shoah, indécent mais vrai, pacte inextinguible avec la vitalité, ou: la haute finance, ceux qui achètent Londres, les gangsters russes, sont pour une bonne part des Juifs, et ils sont en train de mettre la main sur l’industrie du luxe, ou encore: l’Amérique juive domine une grande partie de la science et de l’économie de la planète, sans compter son importance dans les médias, la littérature…

Steiner comprend ce qui menace vraiment les Juifs: Un grand risque: l’assimilation. Lentement, par les mariages mixtes, par la tolérance même, les Juifs disparaissent aussi aux Etats-Unis. Les orthodoxes, qui affirment leur survie, agressive, superstitieuse, eux ne s’assimilent pas. Mais le Juif américain non-croyant, non-pratiquant – comme moi – est en danger de disparaître tout doucement.

Aussi l’animosité de Steiner contre les Juifs pieux, l’Etat d’Israël et les nations en général est-elle difficile à admettre. Si le nationalisme et la religion permettent la survie des Juifs, pourquoi renonceraient- ils à ces moyens? Et si la diaspora ne suffisait pas?

Steiner effleure une difficulté de fond. Comment un peuple lié à une religion très particulière survivra-t-il si ses plus éminents représentants  – tel George Steiner – renient l’Eternel, cessent de prier et ne mettent plus les pieds à la synagogue?

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