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Posséder la vérité

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2012 20 février 2015

Que la vérité soit de la dynamite, que la conviction de la détenir puisse nourrir la volonté de pouvoir, c’est évident. Qu’elle ait inspiré à des croyants le sentiment qu’ils avaient le droit de passer outre aux sentiments les plus élémentaires d’humanité, comment le nier? Qu’elle ait, au cours de l’histoire, suscité plus d’une tuerie perpétrée pour le bien des massacrés, on ne le sait que trop.

Aussi bien, la prétention à posséder la vérité suscite-t-elle aujourd’hui l’indignation: «Comment? Vous parlez de vérité? Vous osez affirmer que vous êtes dans le vrai?! Vous accusez donc implicitement votre contradicteur d’être dans l’erreur? Acte de pouvoir inadmissible! N’oubliez jamais que “la vérité”, comme vous dites, n’est jamais que votre vérité!» Et enfin: «La Vérité c’est la personne du Christ. On ne possède pas le Christ.»

Indignation inefficace: chacune de nos pensées, chacune de nos paroles affirme en filigrane «je le pense, je le dis parce que c’est vrai». Même l’affirmation d’une incertitude ou d’un doute s’énonce encore comme une vérité. Et même ceux qui affirment que «la vérité ne se possède pas» ne peuvent éviter de présenter leur position comme une vérité générale incontestable qu’ils prétendent imposer à tous. On n’y échappe pas.

«On ne possède pas le Christ»: l’argument est fallacieux, car on possède toutes les paroles, les témoignages et les commandements qu’il n’a cessé de nous donner «en vérité» tout au long de son ministère.

Notre intelligence n’est pas une simple mécanique neutre. Elle est faite pour recevoir, formuler et transmettre la vérité. Nier ce fait, c’est la stériliser. C’est enfermer chaque personne en elle-même, la restreindre à sa vérité individuelle. C’est en même temps abandonner tout l’espace public aux «vérités» émotionnelles des idéologies, qui, elles, ne s’embarrassent ni des personnes, ni des arguments, ni des évidences.

En fait, le problème n’est pas la prétention – universellement répandue – de posséder la vérité, mais l’oubli obstiné des règles d’usage et des limites de cette possession.

Rappelons d’abord que posséder ne signifie pas avoir tous les droits sur une chose. Posséder une vérité, ce n’est pas exercer un droit absolu sur elle, comme si elle dépendait de nous. Nous n’en sommes jamais que les gérants, comme de tous les biens terrestres qui nous sont confiés. Nous avons le devoir de faire connaître la vérité, non de nous en prévaloir comme d’une supériorité personnelle.

La vérité, relation adéquate entre l’intelligence et l’objet connu, demande du temps. Que cet objet soit matériel ou immatériel, passager ou durable, humain ou divin, à chaque fois, la vérité ne nous parvient que peu à peu. Elle se donne à nous à travers l’éducation et l’expérience, elle se fraie un passage par nos sens, s’impose à nos habitudes, modèle notre intelligence.

La vérité est toujours incomplète et fragile. Le scientifique sait que chacune de ses découvertes augmente le nombre de choses à découvrir. Le politique discerne tant bien que mal la vérité du bien commun dans un brouillard d’incertitudes et d’événements inattendus, d’orientations préexistantes, de pesanteurs humaines et d’intérêts antagonistes. Le philosophe n’a pas trop de toute une vie pour apporter quelques menues pièces à un édifice philosophique cerné de mystères granitiques. L’Eglise a eu besoin de plusieurs siècles pour formuler les quelques lignes du Credo. Et l’acte de foi qu’appelle l’enseignement de la vérité religieuse reste toujours un saut de confiance dans le clair-obscur de la révélation. Les vérités de tout ordre que nous possédons nous dépassent en ampleur, en profondeur, en durée. Nous ne les maîtrisons que partiellement. Cela nous empêche de nous identifier à elles et d’y trouver une confirmation de notre excellence. Et cela nous contraint à respecter ceux qui ne les connaissent pas, c’est-à-dire ne pas les assommer avec la vérité, mais la leur rendre aimable.

Enfin, on ne possède pas une vérité une fois pour toute. Trop souvent répétées, les formules les plus pertinentes deviennent automatiques et perdent leur relation avec le réel qui seule en fait des vérités. M. Regamey disait que les vérités mises au réfrigérateur prennent un goût. La vérité doit s’entretenir quotidiennement, se repenser et se reformuler. Il faut l’éprouver – et parfois l’enrichir – au feu constant de la réflexion et de la contestation, même avec nos plus grands adversaires.

Mais justement, la contestation loyale sur la vérité n’est possible que si nous commençons par la présenter, humblement, comme la vérité.

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