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L’intègre et si sage Aristide

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2012 20 février 2015

Au milieu du XVIIIe siècle, Lausanne connaît son âge d’or avec le séjour en ses murs de Voltaire, de Gibbon et de gens fortunés accourus de toute l’Europe pour se faire soigner par le Dr Tissot et accueillir dans les salons de Bourg. Le prince Louis Eugène de Wurtemberg (1731-1795), frère du duc régnant, connaît bien la ville pour y avoir passé une partie de sa jeunesse. Après avoir offert ses services à Frédéric II, il est devenu mestre de camp de cavalerie en France et a fréquenté les philosophes à Paris. Blessé pendant la guerre de Sept Ans, il revient à Lausanne avec sa jeune épouse pour y passer cinq années (1763-1767). Son statut de catholique l’empêche d’acquérir un domaine. Aussi réside-t-il au château de Renens, puis à la Chablière, et enfin au Grand-Montriond, en qualité de locataire. En étroit contact avec Voltaire et Rousseau, il se détourne du premier dans une lettre courroucée: «Combattez donc le fanatisme, mais respectez la Religion; d’autant plus que c’est de la Religion même qu’on peut emprunter les armes les plus sûres pour triompher du fanatisme, son plus cruel ennemi.»1 Louis déplore les «égarements» de son impétueuse jeunesse; ce second séjour va être pour lui l’occasion de «pratiquer la vertu sous la bienveillante attention de Rousseau». Il en sera récompensé par la naissance de trois filles. Ayant demandé à l’auteur de L’Emile un plan d’éducation pour Antoinette, la première, l’écrivain lui adresse sa fameuse lettre commençant par: «Si j’avais le malheur d’être né prince…»2

Lausanne, qui compte alors quelque 7 000 âmes, dispose d’un premier journal hebdomadaire, l’austère Feuille d’Avis créée en 1762 et diffusée à 300 exemplaires. Pourquoi ne pas en créer un autre, consacré à la défense des valeurs civiques et morales? Gesagt, getan! Le 28 juin 1766, Aristide ou le Citoyen voit le jour3. Le nouvel hebdomadaire est publié par la Société morale que viennent de créer des notables lausannois, sur l’initiative du prince. Cette société s’inspire de l’Helvetische Gesellschaft fondée à Schinznach en 1761 et à laquelle Louis a adhéré en 1765.

Le titre du journal fait référence au général et homme politique athénien célèbre pour son intégrité, que Plutarque présente dans Les vies parallèles, lecture favorite de Rousseau4. Il est imprimé sur douze pages et mis en vente le samedi à Lausanne chez le libraire François Grasset pour le prix d’un sol courant, l’abonnement annuel étant fixé à deux livres de Suisse. Son tirage n’est pas connu. Le premier numéro paraît avec cette épigraphe de Térence: Homo sum; nihil humani a me alienum puto, et cette seconde devise empruntée à Piron au verso du titre: Je veux que la vertu plus que l’esprit y brille. Le programme affiché est ambitieux: «Encourager la vertu, en ranimer les précieux restes, la présenter sous ses formes les plus attrayantes, opposer des digues aux vices qui nous gagnent, aux exemples qui nous corrompent, aux idées fausses qui nous égarent, aux passions qui nous perdent ou qui nous avilissent, aux habitudes qui nous subjuguent, aux illusions qui nous séduisent.» Il est aussi question de «dissiper des préjugés nuisibles, rectifier des goûts dangereux, s’élever contre des usages déplacés, ou que le bon sens condamne; inspirer l’attachement à ses devoirs, l’estime de son état, l’amour de sa Patrie, l’affection pour ses semblables; procurer, en un mot, le bien moral de ceux pour qui on écrit.»

On doit à Jules Chavannes cette analyse de contenu: «Plusieurs discours sur la vertu présentée comme étant la destination de l’homme, des dissertations morales de formes assez variées sur le luxe, la mollesse, l’oisiveté, la médisance, l’avarice et la prodigalité, le ridicule, le qu’en dira-t-on?, l’opinion, l’égoïsme, la fausse honte, le théâtre, la probité, l’usage des richesses, la bienséance des âges, les conséquences des fautes, les relations domestiques, les visites, la vie à la campagne, le jeu, les conversations, les distinctions sociales, le génie artistique […], puis des discours sur l’irréligion, la prière, le culte public, la providence.»5 Gindroz porte sur la publication un jugement assez sévère: «Rien de plus louable que l’intention des auteurs; les articles sont en général bien pensés et sagement écrits. L’ouvrage rappelle le Spectateur d’Addison, moins l’esprit et l’ingénieuse érudition. Dans Aristide, il y a peu de variété, peu de mouvement; l’intérêt du lecteur n’est pas vivement captivé. C’est toujours sage, moral, utile, mais c’est parfois ennuyeux.»6

Le comité de rédaction7 se réunit généralement à la Mercerie, au domicile de l’assesseur baillival Clavel de Brenles, avocat et jurisconsulte renommé, que Voltaire appelle «le Cicéron de Lausanne», et de son épouse, qu’il appelle «la philosophe». Outre ce couple et le prince, il comprend, parmi les rédacteurs les plus assidus, le professeur de théologie François-Louis de Bons, le Dr Tissot et Antoine Polier de Saint-Germain, bourgmestre de Lausanne. Cinq autres collaborateurs ont été identifiés: le pasteur François- Louis Allamand, qui sera professeur de grec et de morale à l’Académie, le futur doyen Emmanuel-Louis Chavannes, fils et frère de pasteurs, un «Guex de Cossonay» – médecin ou avocat – dont l’identité reste incertaine, Marie Blaquières, fille de l’historien Paul Rapin-Thoyras, ainsi que l’ancien boursier Gabriel Seigneux de Correvon, l’une des plus nobles figures de Lausanne au XVIIIe siècle selon Henri Vuilleumier.

Les cinquante-deux numéros (ou Discours) d’Aristide forment deux tomes (ou parties). Dans quelque vingt numéros, les articles ne sont pas signés ou leurs auteurs s’expriment sous un pseudonyme: Ariste, Bardophylax, Lausannophile, Philippe, Phylosynomile, Ruricola, Claude Rustique, Stupide. Lavater et le théologien zurichois Johannes Tobler sont les auteurs de deux articles traduits de l’allemand par Louis de Wurtemberg.

Lors de leur séjour à Lausanne, en septembre 1766, les Mozart sont vraisemblablement les hôtes à Montriond du prince, un mélomane passionné qui joue de la flûte. C’est dans Aristide que paraissent les seuls articles relatifs aux concerts de musique de chambre que Wolfgang, âgé de dix ans, sa sœur Maria Anna, dite Nannerl, et leur père Léopold donnent les 15 et 18 septembre à Lausanne, dans les deux cas à l’Hôtel de Ville comme le suggère une page de compte de Salomon de Charrière de Sévery8. Ces articles sont attribués l’un au Dr Tissot (11 octobre), l’autre au théologien de Bons (18 octobre). A propos de Wolfgang, le médecin «peut prédire, avec confiance, qu’il sera un jour un des plus grands maîtres dans son art»; mais il exprime une crainte: celle que, «développé si jeune, il ne vieillisse de très bonne heure. Il n’est que trop vrai que les enfants précoces ont souvent été usés à la fleur de l’âge.» Il fait toutefois l’éloge du père qui, «loin de presser son fils, a toujours été attentif à modérer son feu, et à l’empêcher de s’y livrer; une conduite opposée étouffe tous les plus beaux génies, et peut faire avorter les talents les plus supérieurs».

Le journal cesse de paraître le 20 juin 1767, un an après sa fondation. Un très puritain Discours sur les «dangers du théâtre» attribué au théologien de Bons et la polémique qui s’ensuit paraissent avoir hâté sa fin.

La Société littéraire fondée à Lausanne en 1772 par Deyverdun s’inspirera des travaux d’Aristide. Ses mémoires, non publiés mais réunis en un gros in-folio intitulé Journal de la Société, en témoignent. Les Etrennes helvétiennes du doyen Bridel et le premier Journal de Lausanne de Jean Lanteires paraîtront quelques années plus tard.

Quant au prince, très remonté contre les philosophes, il a regagné les Allemagnes après un crochet par Paris. En 1793, ce libertin repenti que Rousseau a «ramené à la vertu» succédera à son frère sous le nom de Louis VII de Wurtemberg.

Notes:

1 Lettre du Prince à Voltaire, la Chablière, 6 octobre 1764.

2 Lettre de Rousseau au Prince, Môtiers, 10 novembre 1763.

3 BCUL: coll. numérisée.

4 D. Johnson-Cousin, «Aristide, ou Le Citoyen […]», Studies in Eighteenth-Century Culture, vol. 18, 1988, pp. 375-388.

5 J. Chavannes, «La presse périodique vaudoise», Bibliothèque universelle, t. 12, 1861, pp. 169-176.

6 A. Gindroz, Histoire de l’instruction publique dans le Pays de Vaud, 1853.

7 J.-D. Candaux, «Aristide ou le citoyen», in: J. Sgard (dir.) et al., Dictionnaire des journaux, 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, I, pp. 148-149.

8 J. Burdet, «Mozart à Lausanne en 1766», RHV, juin 1953, pp. 105-121; R. Spalinger, Quand Mozart passait à Lausanne, Slatkine, 2006.

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