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Une armée européenne

Félicien Monnier
La Nation n° 2014 20 mars 2015

Dans le contexte des tensions entre la Russie et l’Occident, des voix s’élèvent pour doter l’Union européenne d’une armée. M. Jean-Claude Juncker a ressorti cette vieille idée des tiroirs bruxellois. Sur le site Boulevard Voltaire, M. Renaud Camus s’est non sans surprise rallié à la proposition du président de la Commission européenne.

En l’état, cette Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) consiste en une alliance militaire entre les membres de l’Union. Elle n’a pas d’objectif stratégique précis. Ses missions sont exprimées en termes très généraux. Une obligation de défense mutuelle est instituée. Elle est néanmoins suffisamment lâche pour laisser aux neutres leur statut et ne pas déroger aux obligations imposées par une éventuelle appartenance à l’OTAN. Cette alliance a déjà fonctionné par le déploiement de l’EUFOR au Tchad, en 2008.

La proposition de M. Juncker tient en réalité de la fuite en avant. Face à une Europe divisée sur la politique monétaire à mener, face à la possible sécession de la Grèce de la zone Euro, proposer un projet unificateur détourne les énergies et l’attention. M. Alain Jeannet, rédacteur en chef de L’Hebdo et pro-européen notoire, ne s’y est pas trompé dans un éditorial intitulé «Les vertus d’une utopie». Ce projet souffre toutefois de vices fondamentaux.

La politique militaire est indissociable de la politique étrangère. Avant d’avoir une armée, l’Union doit mener une politique étrangère durablement harmonieuse. Les Etats membres devraient donc abandonner toute prétention diplomatique autre que frontalière. La comparaison avec la Confédération helvétique n’est pas sans intérêt. Parallèlement à la prise d’importance de l’armée suisse – et à la disparition des contingents cantonaux –, la Confédération a progressivement mené elle-même la politique étrangère des Etats souverains qui la composent. La condition préalable d’une telle évolution institutionnelle a été la neutralité de la Suisse. Elle est le seul moyen d’éviter les divisions internes. Or il n’est pas envisageable de demander à l’Union d’être neutre.

Nous savons combien les Etats européens sont attachés à leur politique étrangère. Les plus importants n’hésitent par ailleurs pas à accompagner celle-ci d’une politique de puissance musclée. Les très nombreuses interventions militaires de la France en Afrique le démontrent. La Grande Bretagne quant à elle maintient avec le Commonwealth des liens privilégiés. Elle apparaît de plus comme l’alliée de choix des Etats-Unis. L’Allemagne, au nom du traumatisme de la seconde guerre mondiale, mêle une politique étrangère forte avec une armée pourtant misérable.

Cet attachement au maintien d’une diplomatie nationale témoigne d’une désunion plus profonde que sur la seule nécessité d’une politique étrangère européenne. Elle est la preuve que les Etats n’ont pas abandonné leur souveraineté interne. Cette dernière préexiste à la politique étrangère, dont elle est la guide. Car c’est bien la liberté politique d’un pays et de ses citoyens qu’une armée protège en dernier recours, même outre-mer, comme le montre la question de l’EI. Une armée européenne ne pourra donc se construire qu’au prix de la destruction des derniers lambeaux de la conscience nationale des pays européens.

Il est pourtant vrai que de nombreux membres de l’UE n’ont plus d’armée digne de ce nom; l’Autriche et la Belgique en sont d’excellents exemples. Mais l’appartenance de certains membres à l’OTAN atténue cette faiblesse. Elle donne en contrepartie une influence certaine aux Etats-Unis sur leur programme de politique étrangère. M. Renaud Camus voit dans cette démilitarisation générale une occasion de rayonnement pour la France. Forte d’une culture militaire encore vivace et expérimentée, la République servirait d’exemple à la construction de cette armée européenne. Il y a quelque chose de très dangereux à voir le cadre d’une renaissance nationale dans une organisation telle que l’Union. Par essence, son idéologie nie le principe national. La France pourrait certes peut-être «assumer à nouveau son statut de puissance», comme le dit M. Camus, mais par procuration et de manière aussi indirecte qu’incertaine.

N’en déplaise à M. Camus, il n’y a aucune prétention civilisationnelle dans la proposition de M. Juncker. L’universel ne se défend pas au niveau le plus large possible. Précisément parce qu’il est fait de réalités multiples et différentes, aux intérêts concrets parfois opposés, l’universel se réalise dans le particulier.

L’argumentation de MM. Juncker et Camus souffre d’un mal que nous connaissons bien. En tant que fédéralistes nous l’avons souvent combattu. Ce mal part du présupposé que tout ce qui est centralisé est plus efficace. Malgré une possible mutualisation des moyens militaires1, il n’y a pas de raisons que les logiques budgétaires présidant aux désarmements nationaux actuels disparaissent d’un jour à l’autre. Au contraire, dans ce contexte, toute réforme devient plus dangereuse. Avec une seule armée européenne, il n’y aura plus qu’une seule armée à désarmer. Car une seule armée sans chars est plus mauvaise qu’une alliance de vingt-sept armées, dont trois n’ont pas de chars.

La proposition de M. Juncker est un avatar peu surprenant de l’obsession centralisatrice des commissaires européens. L’enthousiasme de M. Camus est teinté de romantisme. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être conscient des colossaux problèmes institutionnels que pose cette idée. Ceux-ci sont à l’origine de sa non-réalisation permanente.

Osons espérer une chose. L’Union européenne devient peut-être consciente du vide stratégique que son pacifisme a contribué à produire en Europe ces vingt-cinq dernières années. Mais elle répond mal au problème. Le seul moyen de court-circuiter cette proposition dangereuse, car sans fondements réels, est que les nations européennes anticipent l’escalade, et se réarment. Le second débat qui doit accompagner ce réarmement est celui de l’influence qu’elles veulent bien donner à l’OTAN.

Notes:

1 La mutualisation des forces armées est un principe voulant que les différentes tâches d’une armée soient chacunes confiées à un pays: l’aviation au Portugal, la marine à l’Angleterre, les blindés aux Allemands, etc… 

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