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Marre du verbe être!

Jacques Perrin
La Nation n° 2014 20 mars 2015

Sur la liste des mots interdits, comme race, Mademoiselle, élite ou naturel, il en est un qui surprend: le verbe être, dont la réputation se ternit. Ce n’est pas nouveau. Nous nous souvenons d’une jeune fille qui avait renoncé à lire La Nation parce qu’elle trouvait que le bimensuel avait la manie d’identifier et de définir toute chose, que les rédacteurs y utilisaient par conséquent trop souvent le verbe être.

Plus récemment, un blogueur genevois, Sylvain Thévoz s’est rebellé sur les ondes de la RTS contre ce même verbe. Il s’est spécialisé dans la dénonciation de l’essentialisme, c’est-à-dire de l’idéologie consistant à enfermer les communautés dans une définition étroite dont elles ne peuvent se défaire.

Le Monde du 6 février nous dit par exemple que le discours djihadiste caricature et essentialise l’Orient et l’Occident […], il essentialise le monde musulman et les musulmans en réduisant le culturel au cultuel […], en face, l’Occident est lui aussi essentialisé comme raciste, islamophobe, impur […], cette double essentialisation autorise la remise en question du caractère universel des valeurs démocratiques sous prétexte qu’elles sont le produit de l’Occident. Le journaliste du Monde conclut: Il faut une offre alternative forte. Une éducation égalitaire laïque et démocratique susceptible d’encourager les jeunes à se construire dans l’autonomie et la pensée critique.

Nous n’allons pas refaire l’histoire de la philosophie de Parménide (l’être est) à Sartre (l’existence précède l’essence), en passant pas Héraclite (on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve), car les phobiques de l’essence ne sont pas vraiment philosophes. En s’attaquant au verbe être, ils se figurent transgresser les limites posées à leur liberté, ce en quoi ils n’ont pas tort, car les essences sont bien des définitions qui enserrent des choses ou des personnes diverses dans des espèces. Elles sont construites par induction et ordonnent une réalité infiniment foisonnante. Les définitions sont discriminantes, elles nous indiquent qu’un fauteuil n’est ni une chaise ni un tabouret, bien que ces objets nous permettent tous de nous asseoir. Un Genevois, un Vaudois et un Jurassien sont tous suisses, mais ils ont chacun leurs caractéristiques propres. Tout le monde s’est rendu compte un jour ou l’autre que certains individus détonnent dans leur espèce. La richesse du réel déborde parfois les capacités du langage. Il y a des Vaudois bien vaudois et d’autres qui ne correspondent pas au portrait qu’on brosse d’eux.

Quand on définit, on discrimine, mais discriminer ne signifie pas haïr. Si je dépeins le Vaudois typique, je ne déteste ni ceux qui s’éloignent du modèle, ni les Valaisans ou les Genevois, au contraire.

C’est pourtant ce que croient les anti-essentialistes. Définir des groupes de populations, des ethnies, des nations revient à leurs yeux à provoquer conflits et lynchages. Il faudrait presque renoncer à la connaissance exprimée en mots sous prétexte de ses insuffisances et des dangers qu’elle engendre. Les anti-essentialistes craignent que les mots ne les «stigmatisent», comme des étiquettes que leur collerait un pouvoir honni.

Il est à noter que les «valeurs humanistes», la «démocratie» et l’«égalité» existent en revanche pleinement et ne sont jamais accusées de servir à l’«essentialisation» ou à la «stigmatisation»…

Ceux qui détestent l’être constituent la cohorte des victimes autoproclamées, les antiracistes, les féministes, les gays, les transsexuels, qui n’acceptent pas la moindre frontière, qui ne jurent que par les identités multiples ou «millefeuilles». Bien sûr, on peut être humain, suisse, vaudois, urbigène, banquier et passionné d’échecs, mais les anti-essentialistes exigent davantage. Ils refusent de hiérarchiser les appartenances, évacuent les choix qu’ils disqualifient comme «binaires», veulent posséder en même temps des qualités contradictoires, n’être ni homme ni femme, ou passer d’un sexe à l’autre, être un jour un notaire parisien, le lendemain une cheffe de chantier suédoise, le surlendemain un pêcheur à la ligne canadien homosexuel. Ils n’acceptent ni finitude, ni obstacles, ni ordre.

Au nom de quoi les fantasmes de quelques-uns les autoriseraient-ils à réglementer le langage de tous?

Certes tout coule, on ne se baigne pas deux fois dans la même eau, mais le Rhin n’est ni le Rhône, ni le Gange, pour longtemps encore.

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