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Proust contre le monde moderne

Lars Klawonn
La Nation n° 2026 4 septembre 2015

Quand George Bernanos s’attaque au nouvel ordre mondial de l’argent et du commerce qui, mû par la force de l’inéluctable, liquéfie la mémoire, les langues et les peuples, il écrit en 1944 dans La France contre les robots : «Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des Machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute. Elle encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge, non sans raison, que ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté.»1

Lorsqu’en 1906, il commença A la Recherche du temps perdu, Marcel Proust pressentait déjà cette civilisation des machines qu’annonce Bernanos quarante ans plus tard. Il n’avait qu’une seule idée en tête: suspendre l’action, s’enfoncer dans sa mémoire pour en faire ressurgir les émotions premières, les sensations et les rencontres de son passé et pour en extraire un monde mythique et originel, à la fois imaginaire et vrai, le monde vrai n’étant pas le monde visible, peuplé d’êtres purs ou corrompus, et d’une beauté douce et sauvage.

Le tissu du récit se déchire et l’action s’enfonce. L’enfoncement est ici le terme approprié. L’action fait place à l’introspection, à la contemplation, à la divagation. A travers les yeux à la fois d’un enfant, d’un adolescent, d’un jeune homme, d’un homme mûr et réfléchi, d’un possédé de la littérature et de l’art, Proust nous montre la vie d’une époque engloutie par la civilisation des machines.

A la Recherche du temps perdu est le fruit d’une coupure totale avec le masque de la vie sociale et de ses agitations. C’est une plongée dans le moi profond. L’écrivain de Proust est un solitaire, un moine, un prophète dans le désert. Or l’homme contemporain a horreur de la solitude et du vide; il a horreur de tout ce qui est hors réseaux, déconnecté, débranché.

Bête sacrée du Panthéon littéraire, le romancier est tenu pour un écrivain éminemment moderne par la majorité des savants docteurs pour des raisons avant tout esthétiques: intrigues fragmentaires, juxtapositions d’impressions, personnages à faces multiples et aux caractères ambigus, composition cyclique et elliptique, etc. En vérité, la pensée qui se dégage de la Recherche est celle d’un homme du temps ancien. Il démasque la dégradation du monde de l’enfance et de l’inspiration au profit du rationalisme matériel du progrès. Proust déteste les inventions du monde moderne et n’accepte qu’un seul progrès, celui de l’homme intérieur.2

Afin de montrer l’importance de la vie intérieure dans sa vision, voici ce que l’on peut lire dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, au moment de la première rencontre avec Albertine, la fille inconnue que le personnage principal avait remarquée sur la plage de Balbec: «Il est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est “condamnée” tant qu’on voit du monde.»3 La métaphore de la photographie peut paraître banale à première vue. Cependant, quand on y regarde de plus près, elle nous livre une des clés de l’édifice proustien. Il écrit que l’homme «meurt à soi-même» dans la société, qu’il «devient un homme différent […] subissant la loi d’une autre perspective morale» et que la seule solitude donne accès aux sentiments profonds de l’être. La vie sociale, ce sont les salons «où ouverts aux autres, par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-mêmes.»

Une telle réflexion sur la solitude fait trembler de terreur l’homme contemporain. Il sanctifie l’action et l’efficacité. Ouvert à tout, intégralement connecté à la communauté et aux réseaux sociaux, mû par un irrépressible besoin de communiquer, il cherche incessamment la conversation et les relations sociales, et se ferme de plus en plus à lui-même.

Quant à la photographie, Proust lui préfère la peinture. La photographie est un cliché, c’est-à-dire une image dépourvue de profondeur. Il la considère comme une reproduction, parfois surprenante, des lois de la perspective, réalisée en dehors de l’interprétation, et, pour ainsi dire, par la nature du sujet et par le jeu naturel de la lumière et de l’ombre. Aux yeux de Proust, la photographie ne peut être autre chose qu’une reproduction mécanique dont l’homme est exclu. Cela rejoint exactement ce que dit André Bazin sur l’originalité de la photographie par rapport à la peinture quand il écrit dans Qu’est-ce que le cinéma? que tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme et que dans la seule photographie, il est absent.4

Dans la vision de Proust, il n’existe pas d’art sans la présence de l’homme, c’est-à-dire l’expression de quelque chose qui tient essentiellement à l’être singulier, qu’un autre ne peut ensuite reproduire. Comme il le montre dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs et notamment dans la scène de l’atelier du peintre Elstir, l’effort du peintre consiste à ne pas exposer les choses telles qu’il sait qu’elles sont mais selon les illusions optiques dont sa vision première est faite, de peindre ce qu’il voit et non pas ce qu’il sait. Le peintre, dans sa vision personnelle, en éclipsant les perspectives ou bien en les amplifiant, les dévoile et, de cette manière, les rend plus frappantes que la photographie. Ses tableaux sont le miroir de son âme.

C’est exactement ce qui caractérise aussi l’œuvre de Proust: elle est un miroir de son âme.

Notes:

1 La France contre les robots, Georges Bernanos, Plon.

2 Lire aussi La Forêt du Mal de Gérard Joulié (L’Age d’Homme, 2012). Une partie de cet excellent essai est consacrée à Marcel Proust.

3 A l’Ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, folio classique, p. 435.

4 Qu’est-ce que le cinéma? André Bazin, Editions du Cerf, Paris, 1994 (1945).

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