Fédéralisme et numérisation
Au sommaire du Migros Magazine du 10 mai1 se trouve un entretien avec M. Marcel Salathé, professeur d’épidémiologie digitale à l’EPFL. La teneur principale de son message est que la Suisse officielle, selon le mot des journalistes, accuse un retard important dans le domaine des technologies de l’information. La pandémie que nous vivons n’a pas manqué de montrer que la Confédération n’est pas dotée des outils numériques indispensables à une réaction rapide face à des événements inattendus, explique-t-il.
De là à mettre en cause le fédéralisme, il n’y a qu’un pas que le professeur Salathé franchit allègrement. «L’administration fédérale veut établir des standards technologiques, mais les cantons s’y opposent. Or, vous ne pouvez pas avancer sur le plan numérique avec 26 standards différents», dit-il.
Il cite plus exactement deux exemples pour appuyer ses propos. Premièrement, il y a l’application de suivi épidémiologique par traçage des contacts SwissCovid, dont le taux d’adoption par la population serait insatisfaisant. Est en cause notamment la distribution bien trop lente des codes individuels d’activation. Deuxièmement, il y a l’échec du développement rapide du carnet de vaccination électronique, qui devait être disponible dès l’été via la plateforme mesvaccins.ch, à cause de problèmes de sécurité de l’information. Autrement dit, le système informatique prévu s’est révélé bien trop facilement piratable et a dû en conséquence être mis hors ligne.
Or, il est impossible de lutter efficacement contre une épidémie en l’absence de numérisation, car «il est difficile de prendre des décisions spécifiques en l’absence de données numériques, nous condamnant à ne prendre que des décisions très générales», explique le professeur Salathé.
Première remarque: plus un pouvoir est centralisé, c’est-à-dire plus il a de monde sous sa responsabilité, plus il est voué à prendre des décisions générales. En effet, la centralisation dilue par nature les spécificités régionales. Pour prendre des décisions spécifiques, il est nécessaire de bénéficier de pouvoirs locaux, ce que sont précisément les cantons. La spécificité de la décision n’a donc pas directement à voir avec la numérisation.
Pour ce qui est de l’application SwissCovid, est-elle vraiment un échec? L’article mentionne qu’elle est tout de même utilisée par 1,8 million de personnes, ce qui nous semble beaucoup pour un produit destiné à l’unique marché suisse. Si ce nombre est insuffisant, c’est l’idée derrière cette application qu’il faut remettre en cause, certainement pas le fédéralisme. Quant à la plateforme mesvaccins.ch, nous ne voyons vraiment pas en quoi la division de la Confédération en 26 cantons et demi-cantons souverains est responsable de son incurie.
Par rapport à la première insinuation centralisatrice citée, nous sommes en droit de nous demander quels sont ces «standards technologiques» sur lesquels les cantons ne s’entendraient pas. Et s’il s’avérait qu’ils contestent de mauvais choix de la Confédération sur la base de leur expérience propre dans le domaine numérique?
Dans tous les cas, l’idée encore ressassée ici que les scientifiques devraient être au centre des décisions politiques est détestable. La science et la politique ne poursuivent pas essentiellement les mêmes objectifs. Si le chercheur est avide de nouvelles découvertes propres à mieux répondre aux questions qui le préoccupent, le politique est quant à lui soumis aux aléas des événements qui se déroulent sous ses yeux. Il doit tenir compte des facteurs économiques et sociaux pour résoudre les problèmes auxquels la communauté nationale est confrontée avec les moyens dont il dispose effectivement.
Le scientifique fait des expériences dont il doit assurer la reproductibilité, crée des modèles de prévision grâce aux données récoltées. Il avance sur des pistes incertaines, avec comme seule conséquence en cas d’échec des questions sans réponse, voire du temps perdu ou de l’argent gaspillé. Pour le politique, c’est le bien commun qui est en jeu. Il ne peut pas se hasarder sur des voies que quelque scientifique, aussi réputé et sincère soit-il, désirerait emprunter. Si de nombreuses synergies existent entre la science et la politique, les deux domaines doivent rester distincts.
Il faut espérer que la politique tirera les conséquences de la pandémie que nous vivons et nous voulons bien croire qu’elle a révélé des lacunes dans le domaine numérique. Cependant, il faudra de meilleurs exemples pour nous démontrer que le fédéralisme freine l’adoption des nouvelles technologies.
Notes:
1 «La numérisation avance vite et la rapidité n’est pas l’atout du fédéralisme», un entretient avec le Professeur Marcel Salathé, propos recueillis par Nadia Barth et Laurent Nicolet, Migros Magazine, 10 mai 2021, pp. 14-19.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Cacophonie mondiale – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Les musées vaudois d’histoire – Antoine Rochat
- La pub à la télé – Jean-François Cavin
- Occident express 82 – David Laufer
- On nous écrit – Félicien Monnier
- Une sale ambiance – Félicien Monnier
- Le 13 juin au soir… – Félicien Monnier
- La Fontaine et la mort – Jacques Perrin
- Une étude d’avocats au mitan du siècle passé – Jean-Blaise Rochat
- Des bobos et pas de bonbons – Le Coin du Ronchon