Deux romans de Benjamin Constant
On connaît l’homme politique libéral, l’auteur des œuvres philosophiques, le polémiste redoutable, l’essayiste. On connaît peut-être un peu moins le romancier. Beaucoup pensent qu’Adolphe est un chef-d’œuvre de la littérature française.
En 1802, Benjamin Constant fut exclu du «Tribunat qui essaya, durant quelques mois, de mettre des bornes à la puissance despotique que les convulsions d’une République honteusement gouvernée avaient laissé s’établir», comme il le fait dire au personnage principal de Cécile. Il quitta alors la France pour revenir à une vie privée en Suisse par attachement à Mme de Staël, cet écrivain parisien que les circonstances politiques obligeaient à s’exiler à Coppet et qu’il nomme Mme de Malbée dans Cécile.
Les deux romans qu’on aborde ici sont nés dans la période allant du retour en Suisse au début de sa deuxième carrière politique à partir de 1814. Il s’agit de récits d’introspection largement autobiographiques, plus précisément inspirés de sa vie privée et amoureuse. Ce n’est pas pour rien qu’on les réunit souvent dans un seul recueil. Bien que Cécile fût écrit en 1811, donc cinq ans après Adolphe, il existe entre eux une forte parenté thématique et esthétique.
La première qualité de l’autobiographie réside dans la fidélité totale à la réalité des faits vécus par son auteur. Elle repose entièrement sur un contrat d’authenticité avec les événements racontés, les personnages, les lieux, les pensées et les sentiments exprimés que l’auteur n’a pas le droit de violer. A l’opposé, le roman s’ouvre sur l’invention. On est libre de raconter une histoire qu’on crée avec des éléments réels ou fictifs, qu’on a soi-même vécus ou pas, et qu’on transforme au gré de l’imagination.
Dans le cas présent, tous les éléments autobiographiques sont transposés. C’est précisément de l’écart que la composition romanesque creuse par rapport à la vie vécue que surgit la tension de l’âme, de ce condensé de vie où des personnages, des lieux et des situations réels se superposent.
Dans Adolphe, tout commence par une route bloquée en Calabre. Un éditeur en voyage là-bas rencontre un étranger dans une auberge. Plus tard, rentré au pays, il reçoit une cassette trouvée sur la route qui contient des lettres, un portrait de femme, un cahier et l’histoire d’Adolphe.
Cette introduction pose le cadre romanesque. Elle opère une mise à distance, introduit un effet d’étrangeté. Adolphe est l’histoire d’un homme promis à une belle carrière. Il aime une femme, Ellénore, plus âgée que lui, puis il ne l’aime plus, mais ne trouve pas le moyen de se séparer d’elle. C’est un amour auquel Adolphe s’attache d’autant plus qu’il est impossible. Uni par un lien malheureux et fatal, allant sans cesse de disputes en ruptures suivies de réconciliations, le couple est structuré autour d’un personnage indécis, incapable de réaliser la promesse de rompre avec Ellénore. Chez Constant tout est teinté de libertinage d’esprit, ce qui exclut la tragédie, sans être pour autant dépourvu de sincérité dans les sentiments exprimés.
Moins abouti qu’Adolphe, et probablement inachevé1, Cécile lui répond en écho. Tandis que, dans le premier roman, il s’agit d’une promesse de rupture non tenue, il est question ici d’une promesse de mariage jamais accomplie. Les deux romans sont narrés à la première personne du singulier. La configuration de l’histoire change, mais le personnage reste le même: c’est toujours un jeune homme indécis en amour, hésitant à s’engager et inconstant. L’écrivain nous touche par la finesse et l’humilité qu’il met dans la description des tourments de son personnage, ses incessants efforts pour choisir sans jamais y parvenir.
Au début de Cécile, le personnage nous révèle que Cécile de Walterbourg était devenue sa femme. Or, chose étonnante, Constant ne raconte pas comment son personnage a épousé Cécile. On dirait qu’il abandonne son histoire. Faut-il penser qu’il s’en est désintéressé en tant que romancier? Cela n’est pas impossible dans la mesure où seul compte pour lui le fait de dépeindre un état d’âme, toujours le même, sans cesse recommencé. A vrai dire, il n’y a pas de progression, ni même de véritable intrigue. Il serait donc plus juste de parler d’une série de variations sur le même sujet, à savoir les tourments des couples imparfaits et inachevés, faits de disputes et d’hypocrisie, mais aussi de moments de vérité, des couples aux liens assez forts pour ne pas se séparer, mais trop faibles pour s’unir définitivement.
Constant aborde le thème de l’impuissance à s’engager, à faire des choix définitifs dans la vie. Mais lui-même, on peut le vérifier, exécuta ses deux romans d’une main de maître. Détermination et rigueur. Pas même l’ombre d’une hésitation. Son thème, il l’épuise avec une impressionnante constance. L’indécis et le flou étaient parmi les nouvelles libertés revendiquées par les libertins qui mettaient la recherche du plaisir au-dessus de tout engagement humain. Benjamin Constant montre au contraire la souffrance que cette incapacité à faire un choix, à s’engager dans la vie, engendre chez les êtres humains. En cela, il n’était pas aligné sur l’esprit du temps.
Notes:
1 Voir à ce sujet, la préface de Marcel Arland dans Adolphe suivi de Cécile de Benjamin Constant, Ed. Livre de poche.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Dépolitiser vraiment – Editorial, Félicien Monnier
- Les Fraternités œcuméniques de Romainmôtier – Frédéric Monnier
- Vers une baisse du prix des livres en Suisse romande – Denis Ramelet
- Oeuvres inconnues ou méconnues – Jean-François Cavin
- L’Echelle – Daniel Laufer
- Le discours que nous nous réjouissons de ne pas entendre – Olivier Delacrétaz
- La Chine est-elle belliqueuse? – Jean-François Cavin
- Bédouins et sédentaires selon Ibn Khaldûn – Jacques Perrin
- F-35: un choix technique plus que diplomatique – Jean-François Pasche
- Surreprésentation urbaine – Le Coin du Ronchon