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Bédouins et sédentaires selon Ibn Khaldûn

Jacques Perrin
La Nation n° 2217 30 décembre 2022

Avec un sourire malicieux, Gabriel Martinez-Gros, historien de l’Islam et des empires, envisage une hypothèse qui ne plaira pas à tout le monde: l’Occident perdra bientôt son hégémonie. Grâce au développement des sciences et des techniques, et par conséquent de l’outil militaire, il a colonisé presque toute la planète et domine la scène économico-politique depuis plus de deux siècles. La conception occidentale de l’histoire universelle repose sur l’idée de progrès. La science et la technique promettent un avenir meilleur, la jouissance croissante d’une paix et d’un bonheur universels. Seulement, une démographie déclinante, le vieillissement des peuples, un ralentissement économique pas encore trop sensible (en Suisse du moins), et surtout l’épuisement des ressources naturelles, sèment le doute.

L’islamisme récalcitrant, les mafias, les cartels de la drogue, la Russie, la Chine et l’Inde représentent des concurrents sérieux. La parenthèse hégémonique occidentale ouverte juste avant 1800 se refermera peut-être vers 2050. Selon Martinez-Gros, une barre apocalyptique ferme l’avenir radieux sur lequel notre pensée et notre imaginaire de l’histoire se sont construits.

Pour comprendre ce qui nous arrive, nous aurions avantage à nous décentrer et à observer des civilisations pour lesquelles l’avenir n’est ni la lumière ni le juge du présent. Aux yeux d’un Occidental, l’islamisme, qui préconise un retour à la religion du Prophète des origines, est un scandale absolu. Mais l’Islam nous force à nous libérer quelque peu de la tyrannie de l’avenir et à partir en quête d’une conception de l’histoire qui ne proposerait ni un retour illusoire à un âge d’or ni une projection utopique dévastatrice. Ne pourrions-nous pas considérer l’histoire comme une alternance de périodes stables et révolutionnaires, une suite d’épisodes se répétant sous des formes diverses?

Aussi Martinez-Gros nous propose-t-il de nous pencher sur l’œuvre d’un grand historien de l’Islam, Ibn Khaldûn (1332-1406), qu’on a comparé à Machiavel.

Au XIVe siècle, Ibn Khaldûn est à distance de l’époque du Prophète (VIIe), de l’apogée de l’Empire islamique (Xe) ainsi que des fastes et désastres des dynasties omeyyades et abassides (VIIIe-XIe). Notre monde occidental, à la fermeture de la parenthèse, ressemblera aux empires finissants du passé. Les théories d’Ibn Khaldûn s’appliquent aussi à l’Empire romain, à l’Empire chinois et à l’Empire moghol des Indes. Elles pourraient nous instruire sur ce que nous sommes vraiment. Durant des siècles, l’Occident a interprété à sa manière l’histoire des autres civilisations, considérant celle de l’Islam comme un échec, inverse de sa réussite propre. Ne pourrions-nous pas examiner la nôtre avec les yeux d’un lettré étranger?

Résumons la vie d’Ibn Khaldûn et une distinction capitale opérée par lui, la vie des bédouins et celle des sédentaires. Nous en tirerons profit plus tard.

Ibn Khaldûn naît à Tunis. Il est issu d’une vieille famille arabe établie en Andalousie (Al-Andalus) qu’elle fuit quand la Reconquête chrétienne progresse. A 16 ans, en 1348, son père et ses maîtres meurent de la peste. Il s’établit plus tard au Caire où il rompt quelque peu avec le monde du pouvoir pour s’adonner à la philosophie de l’histoire. Il enseigne, exerce la fonction de juge et d’administrateur de la communauté des marchands, travailleurs et pèlerins maghrébins.

En 1401, il est dans Damas assiégée par Tamerlan, fléau du monde. Il est chargé de négocier une capitulation honorable. A Ispahan qu’il a ravagée en 1378, Tamerlan a fait bâtir 38 tours de 2000 têtes de vaincus chacune. Ibn Khaldûn sauve sa peau et obtient des conditions plutôt douces: trois jours de libre pillage, des milliers de viols, l’incendie de la mosquée des Omeyyades. D’habitude, Tamerlan est plus rude: il extermine les populations et détruit tout ce qu’il ne peut emporter dans sa capitale, Samarcande. Ibn Khaldûn meurt en 1406, à 74 ans.

«Bédouins» et «sédentaires» sont des catégories politiques. Le bédouin donne l’élan pour construire un empire tandis que les sédentaires le cultivent et l’enrichissent. Bédouins et sédentaires sont complémentaires, mais c’est le sédentaire qui fait durer la civilisation.

Est bédouin celui qui échappe au contrôle de l’Etat. Il a le courage et la force de refuser de payer un impôt. Par exemple les tribus bédouines de l’Arabie occidentale refusent de payer l’impôt exigé par l’Etat que Muhammad a fondé à Médine, ce qui est considéré comme une apostasie, qui échoue. Les bédouins vaincus ne sont pas tués, mais enrôlés dans la conquête foudroyante de la Syrie, de l’Irak, de l’Egypte, autrement dit du Croissant fertile et de la vallée du Nil, berceaux de l’humanité. Ils sont aussi chargés de faire payer l’impôt aux sédentaires. Ce sont des guerriers, qui remplissent les missions demandant de la force. Ils intimident les sédentaires au nom du fisc et les protègent des prédateurs extérieurs. Ils sont organisés en clans et tribus aux effectifs réduits, courageux et solidaires dans des conditions de vie précaires. La force solidaire de la tribu, Ibn Khaldûn la nomme asabiya, que l’Etat achète afin d’assurer les tâches militaires et policières. Pour former un Etat, cette spécialisation doit être acquise. L’historien musulman n’aurait pas considéré les cités grecques comme des Etats, car les mêmes hommes y produisent et y combattent. Les groupes bédouins sont achetés ou s’imposent au terme d’une invasion. Ils vainquent d’anciennes tribus mercenaires (leurs cousins) qui se sont ramollies.

Au fond, les empires finissants ont intérêt à être envahis pour ne pas mourir. Le cercle dirigeant de l’empire provient des confins montagnards ou de la steppe; il est étranger aux sédentaires qu’il domine, protège et tond comme un troupeau de moutons.

Nous présenterons dans un prochain article la contribution de ces sédentaires à l’immortalité des empires.

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