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Le discours que nous nous réjouissons de ne pas entendre

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2217 30 décembre 2022

Quel challenge fantastique, Mesdames et Messieurs, que de reprendre les rênes du Centre hospitalier universitaire vaudois, ce formidable outil de soins dont la réputation se situe au top ten des établissements du monde: douze mille collaborateurs, un management optimisé en permanence, des installations rigoureusement conformes aux exigences les plus pointues de l’OMS, un enseignement pluripartenarial jalousé par toutes les grandes capitales!

L’équipe des travailleurs de la santé est juste incroyable. Malgré une courbe record d’absentéisme, de burn out et de démissions, ces grand·e·s professionnel·lle·s ont maintenu intégralement la qualité des soins, et ils continueront de le faire. La précédente direction a d’ailleurs récompensé leur engagement par la publication d’un livre commémoratif luxueux. Il nous en reste quelques palettes, qui sont à la disposition de toutes et tous. Laissez-moi vous dire que je suis enthousiasmé à l’idée de notre collaboration.

Comme l’a bien souligné Mme Rebecca Ruiz, cheffe du Département de la santé et de l’action sociale, le remplacement en un rien de temps d’un directeur fraîchement nommé par un directeur auquel personne ne s’attendait manifeste la maîtrise imperturbable de nos autorités, ainsi que leur souci d’assurer la continuité de l’entreprise. Etant entendu que cette continuité n’est pas synonyme de «long fleuve tranquille»: nous parlons d’une continuité vivante, habile à s’ouvrir au monde et à la quotidienneté.

Un team international de communication a été mandaté pour rajeunir de fond en comble l’image de l’établissement, certes cohérente, mais un peu guindée aux yeux des nouvelles générations. Vous découvrirez sous peu un nouveau logo, plus agile et plus solidaire, des murs aux couleurs extérieures plus accueillantes, aux couleurs intérieures plus chaleureuses, couverts de grandes fresques créées par des artistes issus des minorités. Un «Etage enfants» vaste et accueillant est en cours de réalisation. Les esprits chagrins regretteront les millions nécessaires à ces améliorations. Ils seraient mieux inspirés en reconnaissant que le monde hospitalier s’ouvre enfin aux plus jeunes et que cette ouverture n’a pas de prix.

Mais les transformations formelles ne seraient rien sans une refonte de la gestion dans le sens d’une flexibilité accrue. Que les infirmiers et les infirmières se le tiennent pour dit: selon plusieurs études récentes, leurs souffrances actuelles sont principalement dues à une organisation du travail qui n’est plus en phase avec les exigences du monde moderne.

Après avoir consulté les plus grands experts, nous avons opté pour un management résolument toyotiste, fondé sur le flux tendu et la disponibilité permanente de chacune et de chacun, la suppression des temps morts, des arrêts maladie, du présentéisme béat et des lits vides. Cette optimisation de la production de soins, complétée par un important volant de travailleur·euse·s sur appel, permettra à toutes et à tous de donner enfin leur pleine mesure et de réaliser leur vocation dans une sérénité retrouvée.

Le personnel comprendra qu’à l’horizon 2030, vu les dépenses considérables nécessitées par ces transformations, une hausse des salaires, ne serait-ce que pour compenser le renchérissement de la vie, est rigoureusement impossible. Certains experts jugent même qu’en comparaison internationale, les salaires infirmiers suisses sont à la limite et ne peuvent que redescendre. La bonne nouvelle est que, pour le semestre qui vient, nous n’en sommes pas, en principe, encore là.

Quant à l’augmentation du nombre de soignants, loin d’apporter, comme le croient certains nostalgiques, une solution à la surcharge du personnel, elle engendrerait au contraire une pléthore soignante qui serait mal comprise par nos concitoyens. Nous en appelons donc à un engagement plus prononcé de toutes et de tous qui, seul, permettra de réaliser le bien commun de l’entreprise.

D’autre part, pour éviter le gaspillage dû à la surqualification, nous prévoyons de remplacer un tiers des infirmières diplômées, et donc souvent syndicalisées à l’excès, par des aides étrangères formées en trois semaines dans des cours de haut niveau en matière de droits humains. Ces personnes seront à même de procéder aux gestes thérapeutiques simples, lesquels devraient être suffisants dans la plupart des cas. Les fonds ainsi dégagés permettront d’embaucher le personnel administratif supplémentaire dont nous avons un besoin urgent.

Car au-dessus des intérêts des soignants et des malades, il y a la promotion des valeurs universelles. Et là encore, qu’on le veuille ou non, les hôpitaux suisses sont à la traîne et suscitent l’indignation ou les moqueries dans le monde des ONG compétentes. J’entends donc être d’une intransigeance absolue en matière d’égalité, de transparence et d’éco-responsabilité. Nous venons d’engager une soixantaine de sociologues et de policiers bourrés d’expertise, chargés à plein temps de pointer les insuffisances. Le personnel leur fournira toute l’assistance que ceux-ci jugeront nécessaire.

En outre, j’ai d’ores et déjà initié la mise sur pied d’une hotline qui permettra aux «lanceurs d’alerte» de m’informer personnellement, en tout anonymat, des manquements – gaspillage de temps auprès des patients, heures supplémentaires ruineuses, demandes d’explications retardant l’exécution des ordres, critique du changement sous prétexte que «ça fonctionnait mieux avant», climato-scepticisme, remarques négatives au sujet de la fête de fin d’année organisée par la direction et/ou refus du livre commémoratif dont j’ai parlé plus haut, etc. – qu’ils auront constatés dans l’équipe soignante. Pas de «seconde chance» pour les collaborateurs félons! Ils seront licenciés conformément à la loi! En cela aussi, le CHUV vise l’excellence.

Il ne s’agit pas de délation, comme le prétendent certaines et certains, se référant implicitement à une morale individuelle obsolète, mais d’une simple et naturelle collaboration à l’énorme effort collectif qui nous est demandé. Car ce n’est qu’ensemble, avec un seul but, une seule volonté et une seule voix, que nous arriverons à relever les défis colossaux qui nous attendent.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention et vous prie de rejoindre sans délais et sans bruit votre emplacement de travail.

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