Entre deux eaux
Sur les réseaux sociaux où il défend son essai La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd, homme de gauche par conviction et tradition familiale, nage entre les eaux claires du progressisme et celles du conservatisme nationaliste, réputées troubles. Sa déloyauté supposée suscite l’ire de la gauche dominante qui s’effarouchait, dans le passé, devant les Proudhon, Sorel, Péguy, Orwell, Simone Weil, Debord et Pasolini, et s’en prend de nos jours aux Michéa, Debray, Finkielkraut ou Onfray. Marx et Engels eux-mêmes, dans le Manifeste du parti communiste, semblent nostalgiques de la féodalité: Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, la bourgeoisie les a brisés, sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt […]. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque […] dans les eaux glacées du calcul égoïste […]. Aux innombrables libertés dûment garanties et chèrement conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté de commerce.
La position de Todd, émancipée des clivages partisans imposés par la machinerie électorale, ne nous laisse pas indifférent.
Emmanuel Todd, marié à la fille d’un agriculteur nivernais, père de quatre enfants, revendique des origines bretonne, anglaise et juive. Sa généalogie est complexe. Son père Olivier, journaliste de gauche plutôt indépendant d’esprit, passa du communisme hérité de sa mère au socialisme rocardien. L’arrière-grand-mère paternelle, Dorothy Todd, fut directrice du magazine Vogue de 1922 à 1926; elle se proclamait lesbienne. Le grand-père paternel d’Emmanuel, Lajos Oblatt, juif hongrois, avait épousé la fille naturelle de Dorothy, stalinienne fanatique qu’il abandonna avec son fils à la naissance.
Du côté maternel, l’un des ancêtres lointains d’Emmanuel fut grand-rabbin de Bordeaux. La grand-mère de Todd, Henriette Alphen, juive et cousine de Claude Lévi-Strauss, épousa le Breton Paul Nizan, dont un ancêtre royaliste avait été fusillé par les révolutionnaires. Paul s’engagea d’abord dans les Camelots du roi, service d’ordre de l’Action française, puis adhéra au Parti communiste dont il démissionna au moment du Pacte germano-soviétique.
Nager entre deux eaux est, on le voit, une spécialité familiale.
Lors d’un entretien, Todd s’enflamme: Je suis un Occidental! La défaite de l’Occident, c’est ma défaite. Louant les valeurs de son temps, il est pourtant fasciné par les options opposées. En maints domaines, il penche vers le conservatisme, voire la réaction.
Todd est un démocrate dans l’embarras. Du point de vue des structures familiales dont il est le spécialiste, il a vécu selon le modèle nucléaire bilatéral, où la famille du père a la même importance que celle de la mère, où les enfants, égaux, sont censés quitter la famille au plus vite pour devenir des individus autonomes. Ce modèle répandu dans le Bassin parisien et en Angleterre va de pair avec le libéralisme politique. Les familles souches autoritaires et inégalitaires, à l’allemande, comme les familles communautaires et égalitaires à la russe, favorisent la nation hors de laquelle l’individu est privé de cadre.
Todd a le souci de l’égalité mais il est fasciné par le protestantisme qui selon lui implique l’inégalité à cause de la doctrine de la prédestination. Il y a des damnés et des élus. Il est aussi antiraciste mais suggère qu’un certain racisme propre aux nations protestantes anglo-saxonnes et germaniques est nécessaire à leur cohésion interne. Sans ennemis bien définis, celles-ci se délitent.
Todd, tolérant, n’a rien contre les femmes libérées ni contre les homosexuels – L’émancipation des homos est tout à fait mon truc, clame-t-il. Cependant il n’accepte pas que ces processus achevés de libération tournent en idéologies mensongères et envahissantes. Il y a bien deux sexes. C’est une vérité de nature à laquelle la mode transgenre a tort de s’opposer. Todd rejette aussi la gestation pour autrui parce qu’elle fait de la personne humaine une marchandise.
Le républicanisme universaliste français pousse Todd à l’inclusivité. La France, soumise à l’UE et à l’OTAN, est selon lui finie, mais les Français existent encore. Todd imagine une France nouvelle unissant les gilets jaunes, les prolos votant RN, les agriculteurs, les immigrés musulmans. Il ne nous explique pas comment les Français de souche, individualistes, formeraient une nation avec la frange clanique de la communauté musulmane, appartenant à une structure familiale patrilinéaire étrangère aux mœurs françaises. A quoi intégrerait-on les musulmans? A une France rétrécie, sans cadre communautaire et religieux? Todd ne répond pas à cette question essentielle.
Un empirisme à l’anglo-saxonne respectueux des faits, ennemi de la logorrhée de certains intellectuels déconstructeurs, tempère l’idéologie de Todd. Il faut lui concéder l’amour de la vérité, rare au temps du wokisme substituant à la dualité du vrai et du faux l’opposition des dominants coupables et des dominés innocents.
Bien que baptisé catholique, Todd est athée. Selon lui, l’état des connaissances scientifiques interdit la foi. L’anthropologue n’en est pas moins troublé par la religion. Il la ressent comme une nécessité parce qu’elle assure la moralité commune et répond au besoin humain irrépressible d’unité, de confiance et de sens. Sans religion, le rien est déifié. Comme nous l’avons vu, les Etats-Unis et l’Angleterre sont aux yeux de Todd des nations nihilistes en train de s’autodétruire, la religion y ayant atteint l’état zéro.
Todd apprécie ce qui reste de la nation française. C’est un sentiment sain et naturel d’aimer le pays où l’on est né, dit-il, qui n’a nul besoin d’être expliqué et justifié. L’impérialisme américain belliciste et la folie centralisatrice de l’Union européenne l’horrifient. Todd se réjouit que l’Occident perde la capacité de dominer le monde. Dans tout pays, il serait nationaliste et souverainiste. Il a une tendresse pour les ouvriers et les agriculteurs qui produisent des choses. La mondialisation les a transformés en plèbe geignarde et consumériste, dépendante du travail effectué dans l’Est de l’Europe et en Asie. Navré de la chute du niveau éducatif des écoles et universités occidentales, de la quantité excessive de diplômes sans valeur que celles-ci délivrent, Todd révèle l’aspect parasitaire de certaines professions du tertiaire, de la finance, du droit, des innombrables think tanks économiques, aux dépens des ingénieurs et des sciences dures.
Anker est-il toujours vivant? Je pense souvent à ses œuvres, elles sont conçues avec tant d’habileté et de finesse. Il est vraiment d’un autre temps: voilà ce que Van Gogh, fils de pasteur, écrivait à son frère Théo en avril 1883, à propos d’Albert Anker, ancien étudiant en théologie protestante. Un autre temps… Après notre visite de l’exposition Anker et l’enfance chez Gianadda, la nostalgie de Todd pour un protestantisme anglo-saxon et germanique lointain quelque peu idéalisé nous a touché, comme son respect du travail bien fait, de l’école à l’ancienne et de l’unité des générations au sein de la nation, cela contrastant avec le nihilisme en vogue.
Scientifiquement discutable, le livre de Todd fait réfléchir. Mais l’anthropologue ambigu est comme coupé en deux; en dépit de la vérité qu’il entrevoit, il est incapable de surmonter les valeurs de la démocratie et l’absence de foi, causes du nihilisme qu’il dénonce. Le lien affectif avec le gauchisme libertaire familial détruit ce que son intelligence lui désigne comme vrai et bon.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le Chef de l'armée et le Conseil fédéral – Editorial, Félicien Monnier
- Médias: de la diversité à l’uniformité – Frédéric Monnier
- L’Hydre continue de croître – Benoît de Mestral
- De la liberté d’expression – Olivier Delacrétaz
- Faire sauter le bouchon – Jean-François Cavin
- Les cures pour les pasteurs – Yves Gerhard
- Rien à dire – Le Coin du Ronchon